Pratiques d’assemblages.
Texte – architecture – sculpture.

La matière comme relation

- Claire Mélot
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Fig. 15. J. Dégeilh, Avec la rivière 2, 2017

Fig. 16. J. Dégeilh, Tracer, 2017

Fig. 17. J. Dégeilh, Trois sols, 2018

Fig. 18. J. Dégeilh, Traits, 2017

Fig. 19. J. Dégeilh, Trait (détail), 2015

Fig. 20. J. Dégeilh, Reynolds, 2017

Dans la série La Nature du trait Jacques Dégeilh cherche à prolonger une sensation née du contact avec l’énergie de la rivière. Cette recherche concentre autour du trait, la dynamique de passage du volume au plan qui vient inscrire sur un support « quelque chose de vivant ». Dans ce travail, Jacques Dégeilh cherche à aborder le trait non comme une trace mais comme un lien avec le milieu (fig. 15). Il raconte les prémisses de ce travail comme une rencontre très simple mais « troublante » avec la pulsation ressentie au contact d’une branche prise dans le courant du torrent, coincée par un rocher, et sur laquelle il a posé la main. La sensation née de ce contact, l’énergie du torrent, est transmise à travers la branche qui fait voyager le mouvement jusque dans le bras et amplifie cette sensation. La recherche Avec la rivière consistera à amplifier cette sensation par un dispositif ajusté qui tente d’« accorder » les gestes en présence. Dans cette tentative de prolonger le geste de la rivière, d’entrer dans le jeu des dynamiques à l’œuvre, Jacques Dégeilh cherche à « accorder » le support, l’encre et le dispositif (fig. 16). Ici, le dispositif consiste en l’élaboration d’un capteur, ici un bout de bois plongé dans l’eau du torrent qui sert de flotteur et est entraîné par le courant (tracteur), relié à une ficelle (lien ou trait) attachée à une branche d’arbre (pinceau), qui va relayer l’énergie du flux, transcrite sur le sol meuble de la rive ou sur la toile (figs 17, 18 et 19).

 

– C’est donc en créant une composition harmonique de forces choisies, captées dans le courant et mises en résonance que le pinceau est guidé dans les trois dimensions de l’espace, pour aboutir aux traits qui forment le tableau [46].

 

Cette démarche d’expérimentations in situ implique de se défaire de la volonté de maîtrise et combine deux préalables importants : se rendre disponible et « honorer les rendez-vous avec la montagne » [47]. Pour sortir de la maîtrise, il faut essayer de « ne pas connaître », pour être disponible à la rencontre et laisser de la place au vécu, c’est une manière de faire connaissance. Mais il ne suffit pas d’arpenter la montagne pour aller le nez au vent « à la rencontre » car Jacques Dégeilh consacre de nombreuses heures de recherche à comprendre un phénomène, la dynamique propre d’un élément du milieu. Pour la recherche sur La Nature du trait par exemple, Jacques Dégeilh s’est appuyé à la fois sur des expérimentations avec des dispositifs, qui engagent le corps et le vécu, mais il s’est aussi longuement penché sur la physique des flux pour comprendre la complexité des remous et tourbillons du torrent [48] (fig. 20), ou sur la vibration des cordes par « sympathie » [49] en musique pour réaliser des accordages qui tiennent compte des équilibres propres du milieu. La recherche et l’écoute jouent donc un rôle primordial, mais la connaissance passe aussi et avant tout par le vécu, un contact long et nécessaire avec les éléments du milieu pour atteindre une complicité, une familiarité. Comment en effet rejoindre un rythme sans en perturber l’équilibre ? Il faut trouver le bon endroit et le bon moment pour entrer en piste, pour rejoindre le mouvement, par un art consistant à « se laisser choir dans la mélodie des choses » [50] tel que le décrivait Rilke :

 

Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer qui t’environne – toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n’a sa place que de temps à autre. Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer, voilà le secret de ta solitude : tout comme l’art du vrai commerce c’est : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune.

 

Dans ce travail qui ne cherche ni à inscrire une trace, ni à modeler ou donner forme, mais à installer les conditions d’une réponse, la forme relève plus du il s’est passé quelque chose que du trait : c’est la relation, l’accord qui se traduit par une trace. Ainsi, s’il y a une similitude troublante entre le geste de la rivière, – l’inscription scripturale-sculpturale de l’empreinte de la relation chez Jacques Dégeilh – et celui de l’écriture, elle ne se situe pas au niveau du signe, de la trace pour elle-même, mais dans la relationalité dont elle témoigne. L’écart est celui d’un silence, celui du geste et de la dynamique d’une relation en train d’avoir lieu. Dans la démarche de Jacques Dégeilh, il ne s’agit plus de « partir de la matière » pour créer une œuvre commune, comme dans l’exemple du collectif mit. Faire avec consiste à « prolonger un geste qui existe déjà » et s’intéresse plus au moment de la relation lorsqu’elle a lieu qu’au geste lui-même. La trace rend visible la part la plus sensible et volatile de la rencontre, l’« empreinte d’une relation », dont la forme à la fois produit et est le produit d’une relation. Ce qui rapproche ces deux processus d’assemblage, c’est un art du contact, de l’écart par et dans le toucher ; un art des choses qui se touchent.

 

L’assemblage comme art des choses qui se touchent

 

Les espaces du texte et de l’architecture mettent en œuvre des jeux d’écarts et de liaison, composent des relations à partir de matières existantes. Sans cesse façonnés par l’usage, alors que leur forme une fois produite ne change pas, leur matérialité tient d’une part, à une relation à la matière et aux gestes qui passent par la composition avec l’espace et par le jeu des assemblages, et d’autre part à une plasticité particulière qui produit des formes en passant du plan au volume.

On retrouve dans la processualité particulière des assemblages une simultanéité du toucher-être touché qui assemble et est assemblé dans un même geste, du geste qui fait tout en étant fait, à la fois actif et passif (assemblé-assemblant) dans une relationalité indémêlable. Cette relationalité ne pose pas la question de l’antériorité d’un geste sur un autre : un geste a toujours déjà commencé et n’est jamais seul. Même ce qui nous semble relever du mouvement, parce que nous le pensons ou le percevons comme isolé, est façonné par de multiples relations qui le précèdent et le prolongent, par toutes sortes de rythmes, par tout un tissu de gestes.

 

Les pratiques d’assemblages rassemblées dans cet article proposaient ainsi d’autres regards sur la participation des gestes à des relations avec la matière, sur la dynamique changeante de la relation. Et sur nos représentations [51] de la matière trop souvent perçue comme inerte. La matière ainsi non plus comme ce qui est sous notre regard, à disposition pour notre action, inerte, mais comme relation.

 

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[46] Archives personnelles de Jacques Dégeilh, publiées sur son site web devenu inaccessible.
[47] Extrait d’un entretien réalisé en février 2024, voir le cahier d’artiste que nous consacrons à Jacques Dégeilh.
[48] Des « rapports qui mis en équilibre provoquent des mouvements permanents, curieux, variés et autonomes en résonances constructives ». Le nombre de Reynolds, est un nombre « sans dimension », qui sert à mesurer un rapport pour déterminer des caractéristiques d’écoulement d’un liquide en fonction de sa viscosité et de son inertie. Jacques Dégeilh s’y est intéressé pour comprendre les caractéristiques physiques du flux du torrent et la façon dont des tourbillons se forment et disparaissent (voir en ligne. Consulté le 4 octobre 2024).
[49] Des cordes que l’on accorde mais qu’on ne touche pas, une résonance qui ne fonctionne que si elle laisse libre la dynamique et la forme propre d’une réponse.
[50] R. M. Rilke, fragment XVI, Notes sur la mélodie des choses [Notizen zur Melodie der Dinge], trad. B. Pautrat, Paris, Allia, 2008, p. 25 (« Sei es das Singen einer Lampe oder die Stimme des Sturms, sei es das Atmen des Abends oder das Stöhnen des Meeres, das dich umgiebt – immer wacht hinter die eine breite Melodie, aus tausend Stimmen gewoben, in der nur da und dort dein Solo Raum hat. Zu wissen, wann Du einzufallen hast, das ist das Geheimnis deiner Einsamkeit: wie es die Kunst des wahren Verkehres ist: aus den hohen Worten sich fallen lassen in die eine gemeinsame Melodie. », Ibid., p. 24).
[51] Pour aborder toute la complexité et la fragilité du lien entre perceptions sensibles et représentations, seulement esquissées ici en filigrane, il faudrait se pencher, outre une actualisation de la métaphysique occidentale qui oppose corps et esprit, sur une contre-histoire de leurs appauvrissements respectifs : une histoire des perceptions et des représentations « mineures » au sens deleuzien, et une histoire de toutes celles qui ont disparu, sciemment détruites ou invisibilisées – ce qui excède de loin le périmètre de cet article.