Pratiques d’assemblages.
Texte – architecture – sculpture.

La matière comme relation

- Claire Mélot
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Fig. 4. Collectif mit, « Sous la frondaison,
une dalle… », 2012

Fig. 5. Collectif mit, « Chutes de lés de
plastique Barex… », 2012

Fig. 6. Collectif mit, « Tentative de pliage de
lés de plastique alimentaire », 2012

Fig. 7. Collectif mit, « Toiture… », 2012

Fig. 8. Collectif mit, dans le cadre du Festival
Archi<20, 2012

La pratique des chantiers dits « participatifs » s’est multipliée en marge de l’architecture conventionnelle depuis les années 2000. Associées notamment au réemploi de matériaux, ces pratiques ont pour dénominateur commun la manipulation de la matière et une forme de travail associant spécialistes et non-spécialistes sur le chantier. Une première génération d’architectes et de constructrices et de constructeurs [33] a ainsi développé des pratiques expérimentales à partir de matériaux de construction réemployés ou détournés. Leurs réalisations se focalisent sur les petites architectures, les installations, l’intervention dans l’espace public, la transformation de l’existant, et ont une appétence pour la construction à la main et les textes manifestes. Ces pratiques sont marquées par l’interdisciplinarité, la (tentative de) subversion des normes et standards de la construction par le jeu ou le détournement, et par l’engagement dans le moment du chantier comme moment clé du processus de conception. Le moment du chantier y devient un terrain d’expérimentation entre les acteurs qui définissent ensemble leurs rapports de travail, mais aussi avec la matière, qui devient un acteur à part entière, actif, de ces expérimentations. C’est particulièrement le cas sur des chantiers de réemploi qui pratiquent la conception-construction. Le moment des expérimentations y rend visible la spécificité de l’engagement des corps et des gestes dans un vaste réseau de relations par l’action, moment qui existe sur tout type de chantier mais que le phasage cloisonné de l’architecture conventionnelle tend à invisibiliser. Parce que le temps dédié à la rencontre avec la matière se fait à travers une mise en œuvre à inventer, donc dans un rapport vécu, le moment du chantier rend visible la relationalité spécifique qui engage toujours les gestes et les corps dans un vaste réseau de relations qui les dépassent.

 

Partir de la matière

 

On retrouve un processus similaire dans Schatzala, un projet de chantier participatif en conception-construction, réalisé avec des matériaux de réemploi en 2012 par un collectif d’architectes, le « collectif mit » [34]. Le processus présenté ci-après a été développé dans le cadre d’un projet de micro-architecture pour un festival d’architecture. Le collectif mit y défendait le réemploi sous forme d’un projet manifeste dans lequel il proposait de concevoir « sans préfiguration ni représentation de la forme finale », à partir de matériaux mis au rebut et récoltés localement auprès des entreprises et des industriels dans un rayon de quarante kilomètres autour du site de construction [35] :

 

Nous pensons qu’aujourd’hui il nous faut tirer profit de toute la matière déjà produite. Nous ne remettons pas en question le développement des nouveaux matériaux, des nouvelles technologies, mais nous constatons que trop de matière, invendable ou usagée, reste oubliée, mise de côté, détruite ou au mieux recyclée, perdant souvent ainsi ses caractéristiques intrinsèques dans une dépense importante d’énergie. Nous voulons prendre le temps de nous pencher sur ces matériaux mal exploités afin d’en tirer de nouvelles richesses. Les étudier avec l’aide et le savoir de ceux qui les produisent et les manipulent, découvrir leurs qualités pour être à même de les revaloriser et de les utiliser non en tant que rebuts mais comme des matériaux à part entière. Nous voulons construire avec ce [et ceux] qui ne semble[nt] pas prévus pour [36].

 

Dans cette démarche où se mêlent simultanément conception et construction, un ensemble de stratégies se mêlent, qui n’ont rien de révolutionnaires en ce qu’elles partent d’abord des spécificités du lieu (site, matériaux, acteurs), mais plutôt dans la façon dont la manipulation de la matière joue un rôle décisif dans le processus de conception.

« Partir de la matière » commence par un travail de récolte qui s’intéresse autant à la matière qu’aux savoir-faire. Le premier contact avec les matériaux disponibles sur place est volontairement naïf : il s’agit de faire connaissance avec le moins d’a priori possibles. La sollicitation des entreprises s’accompagne si possible d’une visite des ateliers de production pour comprendre les processus de fabrication et leurs savoir-faire spécifiques, les problématiques d’approvisionnement, de retraitement des rebuts de production, etc. C’est à partir des quantités et de la variété de matériaux disponibles, puis de l’expérimentation de leurs assemblages seulement, que se dessineront au fur et à mesure des possibilités qui vont rentrer dans le champ de l’architecture : propriétés structurelles, constructives, esthétiques, révélant des possibilités de couverture, cloisonnement, ouverture, etc. Les usages eux-aussi seront en partie dessinés par ces expérimentations avec la matière, le site, les rencontres et les anecdotes qui vont de pair avec la durée consacrée à cette étape du chantier. Ainsi et d’un territoire à l’autre, d’une conjoncture socio-économique et politique à l’autre, ce processus de récolte donnera des formes à chaque fois uniques.

Cette démarche, qui part de ce qui est déjà là et construit par l’action une relation de contexte (ou con-texte), de « tissage avec », mobilise des choses trèssimples. Ici se trouve une dalle en béton pour traverser un ancien chenal d’irrigation agricole, elle donnera une solution de fondation sur un site naturel protégé, par simple sanglage sur la dalle. Un arbre au bord du fossé donnera l’échelle de la construction, afin que la toiture passe sous les branches les plus basses (fig. 4). La hauteur des cultures en été déterminera la hauteur des ouvertures. Les anecdotes locales, qui font de ce coin de champ le rendez-vous des amoureux, dessineront l’usage qui devient celui d’un grand lit-cocon isolé au milieu de la pleine du Ried, etc.

L’expérimentation passe par une manipulation de la matière, un jeu avec les matériaux. C’est une étape de recherche et de familiarisation pour comprendre les propriétés intrinsèques de matériaux qui n’ont pas été produits pour la construction. Un plastique alimentaire destiné à l’emballage de traitements anti-puces, par exemple (le copolymère d’acrylonitrile, ou Barexfig. 5), produit pour ses qualités de résistance et de conservation à la solution chimique qu’il contient, est à ce point ultra-durable qu’il est pour l’instant impossible de le retraiter correctement : ce qui, pour l’industrie pose avant tout un problème de gestion du « déchet » devient une question posée à travers de possibles mises en œuvre (fig. 6). Les propriétés intrinsèques de ce plastique pour la construction n’émergeront qu’à travers des expérimentations d’assemblages.

La matière étant à la fois le point de départ et le moyen de dessiner les contours et les usages du « projet », cette phase d’expérimentation des assemblages est déterminante. C’est une étape à la fois jubilatoire et frustrante, où le lâcher-prise et l’improvisation se heurtent aux habitudes et aux savoir-faire incorporés, c’est un (ré)apprentissage des vertus du bricolage au sens le plus simple puisqu’il faut inventer des façons de faire avec ce qu’on a sous la main. Dans la masse des matériaux récoltés et d’une personne à l’autre, selon son inventivité et aux discussions qui se nouent autour de tel ou tel problème, se développeront des appétences pour telle ou telle matière. Chacune et chacun tente d’emboîter, de coller, de visser, de ligaturer, de faire fondre, de plier, d’empiler, etc., et de comprendre le langage du matériau qui lui tombe sous la main. Entre enthousiasmes personnels ou trouvailles géniales mais inadaptées à la situation, tout est toujours à refaire. La question architecturale se dessine au fur et à mesure du temps passé avec le lieu, les matériaux et les personnes présentes. Les expérimentations d’assemblage sur le Barex pour ce projet ont ainsi donné lieu à des mises en œuvre inspirées de ses qualités et limites intrinsèques [37], la construction a ainsi reçu une toiture transparente, colorée, souple et articulée qui suit les mouvements du vent dans l’arbre sous lequel elle s’abrite [38] (figs 7 et 8).

 

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[33] Exyzt (20003-2015), Bruit du Frigo (depuis 1997), pour ne nommer que les plus (re)connus en France, ou Rotor en Belgique (depuis 2005) et Raumlabor (depuis 1999) en Allemagne dans la première génération, et dans la seconde génération des collectifs comme ETC, mit, YA+K, AAA, Fertile, Coloco, Bellastock, Constructlab, etc., développent des pratiques jusqu’alors antithétiques avec le rôle dévolu à l’architecte sur un chantier : ils se mettent à bricoler eux-mêmes et s’engagent sur le lieu du chantier, les outils à la main.
[34] Actif de 2008 à 2022, en particulier dans la région nantaise et le nord de l’Europe, le collectif mit est un collectif d’architectes qui regroupait à ses débuts une vingtaine de personnes et qui fluctue au gré des projets et des appétences individuelles. Depuis sa constitution en association, le collectif mit a fait de l’expérimentation et du rapport à la matière et aux savoir-faire le cœur de sa pratique.
[35] Extrait de la note d’intention pour le festival Archi<20, à Muttersholtz (Alsace) du 1er juin au 15 septembre 2012. Les attendus du concours étaient de concevoir et de construire un petit habitat questionnant le « développement durable » avec comme seule contrainte une emprise au sol de moins de 20 m2, de moins de 10 m de haut et une implantation sur un site naturel protégé. Voir Schatzala, autopublication du collectif mit, automne 2012 : carnet de chantier présentant le travail de recherche, d’expérimentation et d’assemblage.
[36] « Les Hackers de Babel », Schatzala, Ibid., p. 8.
[37] Qualités et limites parmi lesquelles : souplesse, résistance aux UV, étanchéité, translucidité, couleurs, disponibilité en lés réguliers de plusieurs mètres, mais une faible résistance au pliage et aux déformations, impossible à coller, faire fondre ou rainurer, sensibilité aux éraflures, etc. Ce sont les qualités d’étanchéité et l’aspect translucide du Barex qui ont motivé son utilisation en couverture : une toiture translucide faite de l’assemblage de lés de plastiques rivetés sur une structure réticulée, elle-même composée de cônes de plastiques ligaturés sous forme d’assemblage isostatique en nid d’abeille.
[38] Lors de ce projet, la récolte a rassemblé un ensemble hétéroclite de rebuts de production, à la fois industrielle (mandrins de carton résinés dans la masse pour le stockage et le transport d’emballages en aluminium, solutions en caoutchouc pour des tapis-roulants) et artisanale (âmes de bobines de plastique, issues du tissage en fibres de lin traditionnel, chûtes de la taille de pierre, et tissus techniques pour le cinéma). Tous ne seront pas utilisés dans le projet final mais des solutions d’assemblages entre ces différents matériaux seront longuement expérimentées.