Ces improvisations avec la matière engendrent un changement général du statut de l’expertise et du mode d’acquisition de connaissances et de compétences sur le chantier. L’apprentissage induit par l’improvisation lors de la phase d’expérimentation des assemblages, dépend ainsi moins de savoir-faire acquis, que de l’aptitude à transformer ceux-ci au contact de la matière. Improviser par la manipulation c’est, dans cet exemple, volontairement « faire avec ce et ceux qui ne sont pas prévus pour », en s’apprenant mutuellement à improviser. Lors de ce type d’interactions, initier un geste, donner une impulsion, ricoche ainsi toujours sur d’autres gestes, qui dépendent les uns des autres. C’est agir au sens de commencer, au vieux sens de bâtir –assembler à grands points les parties d’un vêtement taillé – ou au sens de texo, tisser, – les gestes qui tissent, entrelacent, tressent et s’inscrivent dans la trame, le tissu (figs 9 et 10). De même, il n’existe pas de rapport à la tâche prescrite, ni de façon dont elle sollicite les corps. Il faut donc inventer pour chaque situation des rapports de travail et au travail [39], individuels et collectifs, en empruntant et en adaptant des savoir-faire, en inventant au jour le jour en fonction de la situation inédite qui se présente. La mise en place de postes de travail et d’outillages adaptés, et de la façon dont les corps dans leur diversité sont sollicités dans la durée, fait partie des expérimentations avec la matière.
La pratique du lâcher-prise et de l’ingéniosité collective passe par un désapprentissage parfois difficile de la volonté de maîtrise. Comme tout chantier, le moment de la réalisation met à l’épreuve l’intention et le geste initial. Mais tandis que l’architecture conventionnelle maximise la part de préconception et le contrôle de la bonne réalisation, ces processus d’assemblages se laissent par principe une large marge de manœuvre pour inventer des solutions in situ. Si cette pratique fait des gestes qui émergent lors de la manipulation de la matière un levier de conception, elle oblige aussi à apprendre à se laisser surprendre par les qualités formelles, esthétiques et structurelles qui surgissent. Une forme finale qui gardera l’empreinte des gestes qui ont contribué à son achèvement (fig. 11).
Ces micro-architectures réalisées à la marge, interrogent en retour les formes et la qualité générale de notre environnement bâti. Quels rapports au travail lisons-nous en filigrane dans les espaces que nous habitons, dans les gestes qui leur ont donné forme et qui s’inscrivent en nous ?
Que voyons-nous dans les bâtiments produits en série par des grands groupes immobiliers ?
Si tout ce qui nous entoure est fait des gestes, avec lesquels se tisse qu’on le veuille ou non une histoire commune, quelle est la forme de notre environnement ? Par le tissage auquel participent ces gestes, tendus vers d’autres gestes passés et à venir, ce sont non seulement des rapports de travail, mais une relationalité vécue, simultanément avec et par un contexte qui s’expérimente. Plus le temps est laissé à cette forme de rencontre, plus le regard volontairement naïf dans le rapport à la matière perdra son innocence, pourra se charger de toute la complexité de relations vécues, et assumer dès lors sa part de responsabilité [40] – avoir lieu quelque part. Les gestes d’assemblage sont ainsi d’emblée pris dans une spatialité éprouvée, avec la matière, avec d’autres gestes passés et à venir, toujours déjà en train d’avoir lieu.
Avoir lieu. Initier un geste, inscrire une relation
Dans la pratique de l’artiste plasticien Jacques Dégeilh [41] les gestes ont toujours lieu in situ. Sa démarche consiste à aller à la rencontre des dynamiques du milieu, à entrer en relation avec. Il invente et bricole des dispositifs de « mise en résonance » avec les éléments du milieu, dehors, en montagne, dans les Pyrénées ariégeoises. Certaines de ses œuvres fixent les traces d’une relation qui a eu lieu, d’autres plus éphémères disparaissent en une saison ou quelques heures (fig. 12). Chez Jacques Dégeilh, initier un geste, c’est ainsi tenter d’entrer dans une dynamique en train d’avoir lieu. L’écoute est primordiale, il ne s’agit ni d’attention ni de contemplation (une attention qu’il faudrait aiguiser pour « mieux » entendre) mais de comprendre comment entrer dans un équilibre, comment y participer. Il s’agit de faire des « propositions » justes. Le geste est toujours ouvert et compose dans l’attente d’une « réponse » du milieu, un « qui veut jouer avec moi aujourd’hui ? » sans prétention autre que celle d’atteindre, parfois, à la surprise d’une rencontre.
Cette « participation » est une pratique active lors de laquelle il est impossible de dire qui initie le geste. Le torrent ou l’artiste ? Qui a commencé ?
L’intérêt même de la question disparaît, car c’est la forme de la réponse qui dira si la question était bien posée. Autrement dit, c’est dans la relation que s’évalue le geste de l’artiste. Ce qui apparaît, c’est le résultat d’un assemblage de tous les gestes en relation, ceux du vent, du torrent, du bout de bois « donné » au courant de la rivière par l’artiste. Une relation dont il n’est pas le seul acteur et qui le révèle déjà pris dans la relation, avec les dynamiques des éléments du milieu. Ce qui s’inscrit sur les supports de ses toiles ou dans ses installations, c’est au sens propre une « empreinte » [42], un instantané du moment et de la façon dont la relation a lieu. C’est une écriture plastique et toujours singulière d’un équilibre, qui soudain se trouve, un moment de « résonance » avec un ou des éléments du milieu. Ce qui est partagé n’est ainsi pas simplement retranscrit sur un support, mais a lieu et s’inscrit in situ sur la toile.
Dans la série Avec, présentée ci-après et dans le « Cahier d’artiste » de cette publication, les toiles de Jacques Dégeilh fixent la dynamique singulière d’une relation qui a lieu. Ce sont des toiles synthétiques de 100 x 170 cm installées en montagne, « en travail » avec les éléments et les dynamiques du milieu (fig. 13) :
Tous les ans, au printemps, je vais sous les cerisiers en fleur, en fait, ce sont des merisiers.
Je ramasse le bois mort tombé au sol durant l’année écoulée.
Je brûle ce bois mort.
Je garde ce charbon de bois.
Je broie ce charbon de bois en pigment fin.
Puis je redonne progressivement ce bois brûlé-broyé au vent en présence des éléments du milieu [43].
Seuls les supports (toiles) sont rapportés, les pigments (terres ou charbons de bois broyés) et les pinceaux sont fabriqués sur place, « toujours différents pour s'adapter aux particularités de chaque élément considéré » [44]. La « mise en résonance » entre les gestes consiste à « proposer » au vent du charbon de bois, à « proposer » à la rivière un bout de bois animé par le courant, ou à « proposer » à la neige une surface lisse sur laquelle s’accumuler et créer de micro-avalanches. Plusieurs paramètres entrent en jeu dans la recherche de mises en « résonance » in situ : l’installation des toiles avec le site, la préparation de leur surface afin que quelque chose puisse venir s’y déposer, et un équilibrage des gestes, souvent à travers des dispositifs très simples qui « captent » les dynamiques du milieu (fig. 14).
Ces éléments sont l’eau, sous toutes ses formes, le vent, l’apesanteur, le froid, le chaud, l'humide ou le sec, le feu, les végétaux, les animaux, l'homme à travers son activité élémentaire. Mais ce qui est principalement considéré c'est la relation entre ces éléments. Le « trait » est donc le résultat que le milieu impose au support par ses matières et ses énergies et la relation que j'établis avec cet ensemble par les gestes, qui ne produisent pas directement le trait, mais qui l'initient [45].
[39] Il faut également nuancer l’équation qui propose de favoriser la rémunération du temps de travail en utilisant une matière qui « ne coûte rien » (à cette étape-là puisque son coût de production existe bel et bien, ailleurs). C’est un point aveugle de la pratique du réemploi, puisque la valeur réelle du travail et de la production des matériaux est en partie cachée : utiliser de la matière déjà produite n’est une démarche écologique et économique que dans la mesure où elle permet de ne pas dépenser d’énergie pour la production de nouveaux matériaux ou pour la démolition de matériaux qui peuvent encore servir, mais elle fait bien partie d’une économie de la production, sans perturber ni remettre en cause son fonctionnement existant, bien au contraire.
[40] Dans l’exemple du collectif mit, cela signifie assumer toute la complexité des relations nouées avec les acteurs de cette industrie de l’aluminium. Cela implique de prendre le temps d’en découvrir des contradictions et les contraintes, bref, prendre part à une situation, tenir compte de toutes ses prémisses et de toutes ses conséquences. La toiture éphémère en Barex est donc repartie dans le circuit de retraitement existant à la fin du festival, et ce grâce à l’aide de cette industrie qui a mis à disposition un camion, un chauffeur et un lieu de « retraitement » par incinération. Une partie de la structure réticulée a été réemployée dans les jardins de la commune par l’association locale Azimutt.
[41] Jacques Dégeilh est un artiste plasticien, photographe et sculpteur né en 1955 à Aleu dans les Pyrénées ariégeoises. Voir le cahier d’artiste de ce numéro pour une présentation plus détaillée de son parcours et de ses œuvres. Voir aussi M.-A. Lobera, « Jacques Dégeilh, le montagn’art », dans Pyrénées Magazine, n° 158, mars 2015, pp. 56-61.
[42] D’après la publication portant ce titre : J. Dégeilh, Peinture. L’Empreinte d’une relation. EcoGraphie ou EcoExpressionnisme, autopublication par Jacques Dégeilh, 2017.
[43] J. Dégeilh, « Avec les cerisiers en fleurs », Ibid., p. 26.
[44] Ibid.
[45] Ibid., p. 2.