Nietzsche, à peu près à la même époque, invitait quant à lui à se méfier des « phénomènes » [6] et d’une recherche d’une vérité plus solide dans le monde empirique [7]. Chez Nietzsche, les vérités sont des illusions [8] et l’acceptation de l’illusion est primordiale : non seulement l’illusion doit rester ce qu’elle est, mais elle devient une ressource et non un obstacle. Nietzsche invite à penser un perspectivisme critique et à accepter le jeu entre les mots et les choses, comme notre rapport effectif au monde, un rapport artiste, par l’art, pour la vie. Si Nietzsche défend donc l’art comme mensonge, c’est que pour lui « l’art traite donc l’apparence en tant qu’apparence, il ne peut donc pas tromper, il est vrai » [9].
Ce sont sur des tropes et non sur des raisonnements inconscients que reposent nos perceptions sensibles. Identifier le semblable avec le semblable, découvrir quelque ressemblance entre une chose et une autre, c’est le processus originel. La mémoire vit de cette activité et s’exerce continuellement. Le phénomène originel est donc la confusion – ce qui suppose l’acte de voir les formes [10].
Pour Nietzsche, le principal écueil est lié à la configuration de la sphère de perceptions humaine et à la prédominance de la vue et donc des formes au détriment des forces d’une part, et au fait que le sujet s’imagine être le sujet de la représentation, tout en s’oubliant (par nécessité) comme « sujet de la création artistique ». Entre le sujet et l’objet il y a pour Nietzsche tout au plus « un rapport esthétique, je veux dire une transposition insinuante, une traduction balbutiante dans une langue tout à fait étrangère » [11].
Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse dans les phénomènes. (…) Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore [12].
La critique nietzschéenne a ceci de novateur qu’elle invite à accepter l’activité de dénomination comme un jeu avec l’illusion, et donc à entrer par l’art dans le jeu de « transferts de sens » [13] des métaphores ; un jeu qui détermine notre rapport au monde. Pour Nietzsche, le monde empirique ne donne pas accès plus directement aux choses : connaître dans l’« immédiateté » de l’impression sensible relève également d’une illusion, d’une « croyance en une vérité de l’impression sensorielle » [14]. C’est pourquoi pour lui, le jeu n’est pas un luxe mais un besoin [15]. Un jeu avec les formes du langage qu’il met en pratique lui-même et expérimente dans ses écrits. Accentuées, visibles, les figures de style sont mises en scène comme jeu et rendent visible l’illusion d’une fausse correspondance immédiate entre le mot et la chose, la pensée et l’expression.
En faisant de ces jeux d’assemblages à même la matière de la langue qu’est la rhétorique, une manière de façonner la multiplicité au cœur de la langue et d’en dérouiller l’usage figé par l’habitude, Nietzsche met en œuvre une plasticité des formes, une rythmique de la relationalité dans la langue.
Matière textuelle, texte sculptural
« Du cerf au volant » m’a fait un jour écrire Caracole à qui j’avais demandé pourquoi ses contes comportaient souvent des tronçons illogiques. « Je peux toujours passer – si je plie. » « Tu vois des vides partout – là où il n’y a que des plis. Le pli c’est ce miracle à partir d’une matière uniforme (prends le papier si ça t’aide) de séparer deux zones en les articulant – par ce bord commun. Délier en reliant, du même geste. (…) Rythmer, c’est apprendre à plier dans le mouvement, sans le rompre » [16]
Dans La Horde du Contrevent, l’auteur Alain Damasio expérimente les qualités plastiques, voire sculpturales de la langue. Il suit dans ce texte à la fois l’invitation nietzschéenne au jeu avec la rhétorique et l’injonction deleuzienne selon laquelle « écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir, même des "contrées à venir" » [17] : il déploie dans ce texte le potentiel métaphorique de la langue en prolongeant des gestes conceptuels par des formes et des images que l’on peut dire « perform-actives ».
On voit se déployer dans ce texte le « processus actif de production de métaphores à l’origine de toute création » [18] cher à Nietzsche. Le texte joue de cette capacité de la langue à ne jamais épuiser le sens en renvoyant sans cesse à d’autres écarts et relations, à partir d’inventions syntaxiques et sémantiques qui produisent du sens dans et hors du texte. Dans ce monde où les vents soufflent d’un « extrême-amont » inatteignable, qu’il faut apprendre à connaître par un corps à corps avec les « neufs formes » du vent, la matière est faite de vitesses, le mouvement « crée la matière » et le vent s’écrit (fig. 1).
Le souffle vital du « vif » fait naître toute forme. Il est la matière qui produit des formes, comme celle des « chrones », formes de vie faites des vitesses « du vent, mais du vent à plis – à plis complexes : à nœuds » [19], ou celles des « animaux syntaxiques », sortes de sculptures-souffle actives, qui produisent des effets par leur forme même.
Pour l’exemple, citons, sortis du bestiaire et du vestiaire : le massif Donc, aux allures de gorce, le Lorsque sommeillant comme un loir, le Puisque, l’Autour de l’autoursier, nos amis les Vers, l’Ornicar – où est-il donc ? – l’Afinde et le Sibienque, et même le Quoique, qui dissone ! [20]
En prêtant à ces mots-de-liaison une charge autonome de sens, c’est leur force perform-active, leur pouvoir d’action par et en dehors du discours, que l’auteur met en scène [21]. Le sens s’inscrit par la com-position, par la position des éléments dans la phrase et rend visible l’expérience de l’écriture comme processus d’inscription de sens par les jeux de compositions de « plis », qui détournent ou brouillent les liens-écarts.
[…] prenez deux évènements… Tenez au hasard : (…) « L’air se vitrifie » et « Caracole meurt ». Chacun des deux évènements existe, au moins à titre potentiel, dans une boucle de temps quelconque, attendant son heure (…) d’être articulé au réel, précipité dans l’actuel, effec-tué ! Et qui fait cela ? Qui opère le passage ? Qui plie deux évènements l’un sur l’autre ? Qui les fait exister l’un par l’autre, l’un pour l’autre, l’un contre l’autre ? Eh bien, ce sont les animaux syntaxiques, pardi ! « L’air se vitrifie puisque Caracole meurt » – ça c’est ce qui se passera avec une Puisque qui passe. Avec le Donc tapi dans les parages, on vivra un « L’air se vitrifie donc Caracole meurt », qui est d’ailleurs, je le précise en passant, la bonne version de l’avenir. Je lui aurais préféré un « Caracole meurt quoique l’air se vitrifie », mais ce n’est pas très correct n’est-ce pas ? […] [22].
Ainsi, plutôt que d’aborder la matière des mots à partir de leurs étymologies, en cherchant à remonter à un condensé de sens le plus originaire, Alain Damasio sculpte les écarts, les interrelations, joue avec liens changeants et le réseau de relations qu’ils entretiennent. Un réarrangement constant de rapports qui fait de l’écriture un processus scriptural-sculptural, et du texte un objet « sculptural » actif, lui-même producteur de sens par les écarts qu’il produit, et pas seulement par le fil narratif déployé.
– Le mouvement crée la matière ! Le torrent fabrique sa berge. Il fait les rochers parmi lesquels il coule ! Le poisson, croyez-moi, n’est qu’un peu d’eau enturbannée... [23]
[6] Pour Nietzsche, les « phénomènes » donnent l’impression de pouvoir accéder par l’expérience sensible, par l’impression sensorielle à la chose en soi, or pour lui il faut accepter qu’un accès direct au monde empirique par le corps est aussi impossible que par le langage. La recherche d’une vérité est donc illusoire mais méconnaît en outre le fonctionnement de notre intellect : « Notre entendement est une force de surface, il est superficiel. C’est ce qu’on appelle aussi "subjectif". Il connaît au moyen de concepts : notre penser est un classer, un nommer, donc quelque chose qui revient à l’arbitraire humain et n’atteint pas la chose même » (F. Nietzsche, Le Livre du philosophe [1969], Paris, Flammarion, 1991, § 54, p. 57).
[7] Sur les liens entre Nietzsche et Husserl, voir Jean Vioulac, pour qui la phénoménologie constitue « la révélation du vécu qui fonde toute prestation idéalisante », une tâche commune chez Nietzsche et chez Husserl. En particulier dans « De Nietzsche à Husserl. La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen », Les Etudes philosophiques, 2005/2, n° 73, pp. 203-227.
[8] Pour Nietzsche, notre conscience n’est que « superficielle », elle ne fait qu’« effleurer la surface des choses », (une conséquence de notre physiologie de primates : le regard joue pour beaucoup dans cette impression de maîtrise qui pourtant laisse dans l’ombre tout ce qui n’apparaît pas à sa perception, c’est donc pour Nietzsche « une force d’illusion »). Ainsi pour Nietzsche non seulement nous vivons dans une « illusion perpétuelle » mais cette dynamique de l’illusion nous est vitale, « nous avons besoin, pour vivre, de l’art à chaque instant » (F. Nietzsche, Le Livre du philosophe, Op. cit., § 51 et 52, p. 55).
[9] Ibid., § 184, p. 139.
[10] Ibid., § 144, p. 93.
[11] Ibid., p. 127.
[12] Ibid., p. 121.
[13] A. Kremer-Marietti, Introduction à Fr. Nietzsche, Le Livre du philosophe, Ibid., p. 23.
[14] « […] le fait de connaître ne veut faire valoir aucune transposition mais veut maintenir l’impression sans métaphore et sans conséquences. A cet usage, l’impression est pétrifiée : elle est prise et marquée par les concepts, puis tuée, dépouillée et momifiée, conservée sous forme de concept. Or il n’y a pas d’expression "intrinsèque" et pas de connaissance intrinsèque sans métaphore. Mais l’illusion à ce sujet persiste, c’est à dire la croyance en une vérité de l’impression sensorielle. Les métaphores les plus usuelles ont maintenant valeur de vérité et de mesure pour les plus rares. Seule gouverne ici en soi la différence entre coutume et nouveauté, fréquence et rareté. Le fait de connaître est seulement le fait de travailler sur les métaphores les plus agréées, c’est donc une façon d’imiter qui n’est plus sentie comme imitation », Ibid., § 149, p. 95.
[15] Un besoin déterminé par notre œil, qui « nous retient aux formes » : « Nous vivons assurément, grâce au caractère superficiel de notre intellect, dans une illusion perpétuelle : nous avons donc besoin, pour vivre, de l’art à chaque instant », Ibid., p. 55.
[16] A. Damasio, La Horde du contrevent, Paris, [La Volte, 2004], Gallimard, 2015, p. 352.
[17] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 11.
[18] A. Kramer-Marietti, « Rhétorique et rythmique chez Nietzsche », Rhuthmos, 7 novembre 2016 (en ligne. Consulté le 4 octobre 2024).
[19] A. Damasio, La Horde du contrevent, Op. cit., p. 351.
[20] Ibid.
[21] Ici et dans l’œuvre d’Alain Damasio en général, le performatif ne recouvre pas la compréhension plus large qu’en fait la tradition de la critique féministe. Rappelons toutefois que J. Butler, C. Delphy ou D. Haraway notamment ont montré que le caractère « performatif » du langage tend à assigner des identités, la désignation ayant ainsi des conséquences sur les représentations. Mais ils ont rappelé également que ce n’est pas le langage en soi qui détermine les choses mais bien le système de valeurs qui l’habite.
[22] Ibid., p. 352.
[23] Ibid., p. 346.