Résumé
Cet article explore ce que la catégorie du sculptural appliquée aux espaces du texte et aux espaces de l’architecture peut nous dire de nos rapports à la matière. Ces espaces mettent en œuvre des jeux d’écarts et de liaison, composent des relations à partir de matières existantes. Ce rapport particulier à la matière sera abordé ici sous l’angle de pratiques de l’assemblage comme art des choses qui se touchent. Ces pratiques d’assemblage, parce qu’elles engagent une mise en relation directe avec la matière semblent en effet pertinentes pour comprendre en retour les représentations qui habitent notre sensibilité. En s’attachant à la manipulation de la matière, aux gestes de sa mise en œuvre – tant dans l’écrit comme art plastique que dans les gestes de l’assemblage en sculpture, peinture et architecture – on tente de tracer quelques pistes pour aborder la matière comme relation.
Mots-clés : architecture, assemblage, gestes, relation, espace
Abstract
This article explores what the category of the sculptural, applied to textual and architecture spaces, can tell us about our relation to matter. Spaces of text and spaces of architecture display gaps and connections, and combine relations using existing materials as their points of departure. This particular relation to matter is observed here from the perspective of the gestural practices of assemblage, as an art of things that touch each other. These practices of assemblage, because they engage a direct relation with matter seem indeed relevant to understand the representations which inhabit our sensitivity. What do we think we know about matter? By focusing on our relations to its manipulation, on the movements of its work in progress – in the written word as a plastic art, as in the gestures of the assemblage – in sculpture, painting and architecture, we try to trace some leads, enabling us to approach matter as relation.
Keywords: architecture, assemblage, gestures, relation, space
« […] nous assistons à chaque instant à ce prodige de la connexion des expériences, et personne ne sait mieux que nous comment il se fait puisque nous sommes ce nœud de relations » [1].
Bien souvent, nous éprouvons la richesse de notre sensibilité en réaction à quelque chose, contre un changement dans notre environnement familier. L’espace s’imprime en nous par le vécu, aussi bien dans nos corps, que dans la mémoire de notre sensibilité et dans nos représentations. Or, que se passe-t-il en dehors de situations lors desquelles l’attention à ce rapport étroit avec notre environnement est subitement modifiée et donc intensifiée ? Sur quoi repose la dynamique permanente que nous entretenons avec nos lieux-de-vie, avec ces lieux où nous habitons et qui nous habitent au quotidien ? Comment les lieux que nous habitons s’inscrivent-ils dans nos corps et façonnent-ils nos rythmes, nos postures, nos mouvements et nos imaginaires ? En s’attachant à la manipulation, à cette relation directe avec la matière spécifique aux pratiques d’assemblage – tant dans l’écrit comme art plastique que dans les gestes de l’assemblage en sculpture, peinture et architecture – on tente de comprendre les représentations qui habitent notre sensibilité.
Dans le geste d’assembler, que celui-ci soit effectué par un humain ou une machine, il s’agit de contacts. Le trait du dessin ou celui du cordon de soudure [2] fait contact à distance. Or, dans ce contact, l’écart est d’emblée une relation. À travers plusieurs exemples de pratiques d’assemblage, aux frontières du sculptural et du scriptural, cet article aborde la dynamique de ces écarts, celle de la matière comme relation.
Sensibilités in situ
Pour illustrer la mobilité du rapport entre perceptions sensibles et représentations, j’ai choisi un moment particulier de la fin du XXe siècle, lorsque la phénoménologie commence à s’intéresser aux vécus de la conscience intentionnelle, via l’expérience sensible comme seul véritable accès à une « compréhension scientifique du monde », selon le projet husserlien. Pour cette doctrine de la description des phénomènes « tels qu’ils nous apparaissent », les vécus pluriels de la conscience « intentionnelle », le corps devient non plus un objet du monde, mais le monde sans cesse en train de se constituer pour nous [3]. Ce corps est un corps-chair,sensible, sans cesse façonné par et façonnant son rapport au monde à travers sa manière de s’y rapporter. Cette « chair » du monde, esquissée dans les écrits tardifs de Husserl [4] sera développée par Merleau-Ponty non plus comme lieu de la connaissance scientifique, mais comme pivot de la relation au monde. L’image conceptuelle du corps-chair veut faire sentir que c’est « parce que nous avons des corps » et donc une sensibilité que nous avons un rapport au monde, qu’un monde se constitue et fait sens pour nous. Le corps-chaira, pour la phénoménologie de la fin du XXe, la faculté intrinsèque de produire le monde et ce dans le même temps qu’il en trace les contours, tout en étant façonné par les interactions avec son environnement.
Le temps, l’espace, la matière ne sont plus dès lors abordés par la phénoménologie uniquement comme des concepts dérivés de la physique, mais à partir d’expériences vécues de temporalités et de spatialités. Cette démarche, qui tente d’aborder les vécus de la conscience par leur variété (et leur singularité irréductible), a ainsi et un peu malgré elle contribué à une reconnaissance du caractère incorporé et situé de toute expérience [5]. Paradoxalement partie d’une démarche rigoureuse de description scientifique, l’expérience de la description phénoménologique par elle-même (et son impossibilité de clôture, de totalisation) a conduit à repenser nos façons de nous rapporter au monde, non plus comme un objet mais comme manifestation de la vie vécue, et à concevoir ainsi la relationalité dans sa complexité imbriquée.
[*] Ce texte est issu d’une communication donnée lors du colloque « L’écrit et le Sculptural », organisé par Claire Gheerardyn et Benoît Tane (LLA-Créatis) les 12 et 13 juin 2019 à l’Université Toulouse Jean-Jaurès. Le titre original de la communication était « Sentir l’espace. Texte – architecture – sculpture ». Le texte en a été entièrement retravaillé à l’occasion de la publication de ce dossier.
[1] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976, p. 21.
[2] La soudure est une liaison par fusion, produite par un arc électrique qui fait fondre localement deux pièces d’acier pour les assembler.
[3] C’est une perspective anthropocentrée (bien qu’on puisse discuter si dans certains textes de Husserl, l’intersubjectivité ne s’étende pas aux animaux) qui affirme que, parce que nous avons des perceptions sensibles et donc des corps, un monde se constitue et fait sens pour nous. Ce qui implique pour Husserl l’impossibilité par essence de réduire un être humain à un objet. Cette démarche est située dans l’histoire de la métaphysique occidentale et elle est en outre particulièrement marquée par l’époque et le contexte culturel et politique dans laquelle elle est ancrée (montée des fascismes en Allemagne et en Europe dans les années 1930).
[4] Lorsque Husserl se lance dans le projet phénoménologique de description des vécus de la conscience (et dans la classification des antériorités des expériences « les plus originaires » qui lui semble aller de pair), il est confronté à l’impossibilité de cette ambition totalisante. C’est dans l’impossibilité de cette visée d’embrasser la diversité dans sa totalité que se niche le moteur de ses derniers écrits. Tout en reconnaissant à la fois la validité et la vanité de cette ambition, Husserl « découvre » le corps-chair comme ce qui résiste à son propre projet de description. Une complexité qui indique un lien plus direct avec la vie et l’impossibilité de la réduire à un discours. Voir notamment les trois textes de 1931-1934 regroupés dans E. Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. D. Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, Paris, Minuit, 1989.
[5] En philosophie, c’est notamment Maurice Merleau-Ponty et Jacques Derrida qui auront contribué à une réception critique et à une actualisation du projet husserlien. Une actualisation dont on peut percevoir les échos en épistémologie des sciences aujourd’hui. Des travaux comme ceux de D. J. Haraway sur les savoirs situés ou de S. Harding sur l’objectivité forte, s’inscrivent dans une préoccupation similaire d’élaboration de sciences « plus objectives », mais aussi (et avec des méthodes et des objectifs bien différents, ancrés dans un féminisme marxiste) plus justes, et ce en partant de l’expérience et des différences entre les vécus plutôt que de grands systèmes unificateurs.