Les Œuvres de Rabelais illustrées
par Albert Robida (1885-1886).
La Fantaisie documentée et érotique

- Michel Thiébaut
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Fig. 34. A. Robida, « La Dive
Bouteille », 1885-1886

Fig. 36. A. Robida, « Les Papimanes
saccagèrent et ruinèrent toute l’isle
des Guaillardetz », 1885-1886

Fig. 37. A. Robida, « Bruslez,
tenaillez, cizaillez, noyez, pendez,
carbonnadez ces meschans
hérétiques », 1885-1886

Visualisée par Robida (fig. 34), « La Dive Bouteille » (ainsi désignée dans la légende de l’image du hors-texte couleur, placé en frontispice du second tome des Œuvres de Rabelais) reste dans ce registre érotique. Une telle composition pourrait fort bien être transposée sur scène dans le cadre d’un spectacle mythologique… Imaginons : à l’arrière-plan de la scène, une toile peinte figurant le motif gigantesque de la Dive Bouteille, à l’intérieur de laquelle, dans la transparence du verre, nous découvrons… une femme nue de même proportion ! Tout autour, virevoltent satyres et bacchantes en compagnie de quelques amours. Au premier plan, sur la scène se présente une autre femme, en chair et en os. Est-ce Bacbuc « la vénérable pontife » – en référence à Rabelais ? La robe haut fendue, les bras ouverts, n’aurions-nous pas plutôt affaire à une meneuse de revue qui s’offre à son public (en l’occurrence Panurge) ? Derrière elle, un personnage barbu, tenant une coupe à la main, joue le rôle de Bacchus, enlacé par une jeune femme dans l’emploi de bacchante. Et pour l’ambiance, un jeu sur la couleur rendue par la lumière qui semble émaner de la torche tenue par la femme, à l’intérieur de la bouteille. Consciemment ou non, Robida, qui a chroniqué l’actualité des théâtres de la capitale pendant une quinzaine d’années, nous propose là une image festive des spectacles de la vie parisienne, tels qu’ils s’étaient imposés depuis le Second Empire. Nul doute que Napoléon III aurait eu plaisir à voir cette image adaptée en un tableau animé (fig. 35 ), à l’occasion des bals travestis qu’il donnait aux Tuileries [23].

Pour plaisante et bien composée que soit cette évocation de « La Dive Bouteille », elle a le défaut de nous éloigner du texte du Cinquiesme livre. Elle fait de la femme le contenu de la bouteille, l’objet de la quête de l’aventure rabelaisienne – l’ivresse amoureuse se substituant à celle du divin nectar et à son message !

 

Sur le fondement de ces quelques considérations, il convient de souligner le caractère original des illustrations de Robida, rendues dans un style personnel avec un dessin enlevé, bien servi par la photogravure. Le traitement humoristique des images contribue efficacement à moquer moines et avocats, à exprimer ce qu’il y a d’esprit rabelaisien dans Rabelais. Lorsque Robida multiplie les évocations à caractère érotique, il y a lieu d’être davantage circonspect, surtout si elles induisent l’idée que le texte de Rabelais préconiserait le retour à un âge d’or de liberté sexuelle.

Par de nombreuses notations visuelles, historiquement fondées, Robida a le mérite d’ancrer le récit à l’époque de la Renaissance, en référence, notamment, à des modèles architecturaux empruntés à la Touraine – ce qui renvoie à la géographie rabelaisienne ! Dans le contexte de la première moitié du XVIe siècle, les intentions de la satire s’en trouvent alors confortées, comme dans cette illustration du chapitre xlv du Quart livre (« les Papimanes saccagèrent et ruinèrent toute l’Isle des Guaillardetz ») (fig. 36), qui évoque le pillage, la tuerie et les viols, conséquences de la querelle religieuse. Il en va de même, dans une autre image tirée du chapitre LIII du Quart livre qui illustre les méfaits de l’Inquisition (« Bruslez, tenaillez, cizaillez, noyez, pendez […] carbonnadez ces meschans Hæreticques ») (fig. 37).

Ajoutées à celles de Doré, les images de Robida, par leur nombre et leur qualité, imposent alors une perception de l’œuvre de Rabelais et de son époque qu’il sera très difficile de renouveler, pour qui, postérieurement, voudra s’en démarquer.

Il est louable pour la pérennité de l’œuvre de Rabelais qu’une telle illustration donne au lecteur l’envie de la lire, en même temps qu’il regarde les images. Elles peuvent contribuer à en préciser le sens et à en fixer l’époque. Mais il y a cependant deux écueils.

Tout comme pour les Œuvres de Rabelais illustrées par Doré, le risque est grand de voir s’opérer un renversement où Rabelais devient prétexte pour le réinventer de manière très personnelle. Il est frappant de constater qu’une grande partie de la production postérieure de Robida se trouve en germe dans son Rabelais. Ce sont les ouvrages historiques sur Paris (Paris de siècle en siècle, Le Cœur de Paris) ou dans la série « La Vieille France », La Touraine. C’est l’illustration de textes du Moyen Age (Œuvres de François Villon, Les Cent Nouvelles nouvelles), ou s’en inspirant - Les Contes drolatiques de Balzac. Ce sont les romans historiques que Robida a composés pour la jeunesse, parmi lesquels : Le Trésor de Carcassonne et Le Tonneau de maître Antignol, dans le contexte du XVIe siècle, ou encore François 1er (sur un texte de Georges Toudouze).

Le poids de l’illustration devient tel que, distrait, le lecteur peut en venir à feuilleter les pages des Œuvres de Rabelais comme un grand livre d’images, et en arriver à confondre l’illustration avec le texte, en oubliant de le lire, surtout lorsqu’il présente la double difficulté d’être en moyen français et souvent crypté.

D’où cette conclusion, un peu paradoxale, pour un amateur de Doré et de Robida : l’essence du texte de Rabelais étant la langue, sa saveur et son inventivité, il est, en fait, impossible de les transcrire par le dessin.

 

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[23] Sur ce sujet, voir l’ouvrage de Pierre de Lano, illustré de 25 aquarelles de Léon Lebègue, Les Bals travestis et les tableaux vivants sous le Second Empire, H. Simonis Empis éditeur, Paris, 1893. L’auteur décrit ces spectacles, licencieux et scandaleux.