Les Œuvres de Rabelais illustrées
par Albert Robida (1885-1886).
La Fantaisie documentée et érotique

- Michel Thiébaut
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Fig. 2. A. Robida, « Là veismes des procultous et
chiquanous, gens à tout le poil », 1885-1886

Fig. 3. G. Doré, vignette en frontispice, 1873

Fig. 4. A. Robida, « Le conseil des capitaines de
Picrochole », 1885-1886

Dans le sillage de Gustave Doré

 

Robida a probablement éprouvé les mêmes difficultés que son devancier à assimiler un texte en moyen français, dont le plus haut sens requiert une érudition à laquelle aucun des deux ne pouvait prétendre. Encore moins que Doré (élève du Lycée Charlemagne), Robida, qui a quitté l’école dés l’âge de dix-sept ans, après s’être essayé à la menuiserie avec son père, n’a de solide formation classique. Certes, il a compensé ce manque en se cultivant lui-même. Comme le dira son fils : « il fit ses classes toute sa vie. Mais par des études actives et non par des études passives : il étudiait en créant » [7]. Quelle que soit la culture de cet autodidacte, curieux de tout, apprenant vite, doté d’une excellente mémoire, la difficulté du texte de Rabelais demeure. Robida va donc prendre un parti analogue à celui de Doré, et s’en tenir essentiellement à une lecture au premier degré, sans trop chercher à interpréter les termes de la satire. En raison de l’aptitude de l’image à exprimer une action, il va particulièrement se focaliser sur le caractère épique de l’œuvre et l’aventure maritime.

Le caricaturiste va trouver dans son art, comme avant lui Doré, le moyen de rendre la drôlerie de certains personnages en poussant l’exagération des formes : les moines et les gens de justice avec leur trogne (fig. 2), les soldats dans leur armure (figs. 3 et 4). Les casques dont Robida, après Doré, accuse les formes, retiennent particulièrement l’attention.

Chez ces deux artistes, l’expression caricaturale reste proche d’une figuration réaliste. Elle s’impose pour Notre-Dame de Paris. En elle-même, l’allure donnée à Gargantua ou à Pantagruel, dans leur costume de cour de l’époque de François Ier, n’a rien de très drôle, sauf à se moquer de la grosseur. La cocasserie résulte surtout du gigantisme des personnages comparé aux autres éléments figurés, ce qui se trouve déjà dans des illustrations antérieures des Œuvres de Rabelais, et de façon analogue, dans Le Voyage de Gulliver à Lilliput et Le Voyage de Gulliver à Brobdingnag de J. Swift, illustré d’après Grandville (tome 1, éd. Furne, 1838). Gargantua, déambulant dans Paris, la tête au-dessus des toits, Pantagruel dans son berceau ou le renversant au milieu d’animaux et de serviteurs minuscules par rapport à lui, prêtent alors à sourire. Pour camper ces situations, Robida n’innove guère. Tout comme Doré, il ne verse pas non plus dans l’obscénité et le scatologique : par conséquent, on ne trouve pas d’illustration de Gargantua se torchant le cul (G, XIII), ni de femme suçant le bon bout (TLXVII). De cette forme d’autocensure, fortement conditionnée par la société de l’époque, se félicitera Octave Uzanne pour Robida [8].

Ces quelques similitudes, relevées entre les illustrations de Doré et celles de Robida, ne sont cependant que secondaires en regard d’éléments de différentiation très importants.

 

Une œuvre graphique de la main de l’illustrateur

 

Il convient préalablement de remarquer que les Œuvres de Rabelais, illustrées par Robida, sont publiées au moment même où la reproduction des images imprimées connaît une véritable révolution avec l’avènement de la photogravure. La mise au point de cette technique a été progressive depuis la seconde moitié des années 1850, avec le procédé Gillot. Gustave Doré y recourt en 1879 pour l’impression de certains de ses dessins au trait, composés pour Roland Furieux. Ce sera pour le lecteur l’occasion de découvrir des images de la main de l’artiste, sans l’intervention d’un graveur qui, jusque-là, était chargé d’en faire un fac-similé sur une matrice en bois. Pour ce qui est de l’impression des demi-teintes et de la couleur, les progrès ont été plus lents : les lithographies de Doré, reproduites dans le Musée français/anglais en 1855-1856, selon une technique développée par Firmin Gillot, sont décevantes, d’un rendu très inférieur aux exemplaires tirés sur pierre. Cependant, dans les années 1880, s’accomplissent des progrès qui permettent de reproduire les demi-teintes et les images couleur avec un rendu assez satisfaisant, pour autant que les photograveurs et les imprimeurs travaillent avec soin – ce qui est le cas de l’impression des Œuvres de Rabelais en 1885-1886 [9]. A la suite de son père, Charles Gillot a perfectionné son invention et photogravé, pour la Librairie illustrée, non seulement les dessins au trait de Robida, mais aussi ses hors-texte couleur ou en camaïeu (noir plus une couleur).

De ce fait, la comparaison entre l’imagerie de Doré et celle de Robida est malaisée et inadéquate. Un grand nombre des images de Doré procède de la gravure d’interprétation sur la base de lavis à l’encre de chine, effectués directement par l’artiste sur la matrice en buis… Aux graveurs de traduire les demi-teintes par une gravure en relief visant à restituer le rendu pictural monochrome voulu par Gustave Doré : ce procédé joue sur l’opposition de l’encre et du blanc du papier, en passant par toutes les nuances de gris obtenues par des hachures. Comme dans la photographie artistique en noir et blanc, il y a là une expression qui s’attache à la lumière, confère au sujet une forme d’étrangeté – puisque nous voyons en couleur –, prend une valeur symbolique dans l’opposition du clair et de l’obscur, ce qui chez Gustave Doré donne souvent à ses images une dimension fantastique, voire métaphysique.

Rien de tel chez Robida : son Rabelais est essentiellement une œuvre graphique. La photogravure permet d’apprécier la sûreté de son trait, sa netteté, sa rapidité… Sa plume alerte, le délié de ses figures, donnent de la vivacité à ses images, une forme d’entrain – toutes qualités qui servent le récit de Rabelais ! Pour ce qui est des hors-textes couleur et des planches en camaïeu, l’effet produit est chaleureux – une manière d’égayer le récit ! avec une réserve toutefois pour les camaïeux bleus, dont la tonalité contribue à créer une ambiance davantage crépusculaire…

Relevons enfin que Robida légende tous ses dessins en référence au texte de Rabelais (à la différence de Doré qui, dans l’édition Garnier de 1873, ne donne de légendes que pour les hors-textes), ce qui traduit la volonté de suivre au plus près le propos de l’auteur, mais n’implique pas une transposition à la lettre des descriptions de Rabelais.

 

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[7] Fred Robida, dans la revue Le Vieil Argenteuil, 1947/8, p. 202.
[8] Introduction par Octave Uzanne, Op. cit., p. XIII.
[9] A contrario, Octave Uzanne (Op. cit., p. XIV) se montre très réservé à ce sujet, déplorant les possibilités limitées d’une reproduction des dessins de Robida « au moyen d’une gravure mécanique [qui] était dans l’enfance ». Pourtant, quarante-cinq ans après la première édition, alors que les techniques d’imprimerie avaient progressé, la réédition des Œuvres de Rabelais – réduite d’après l’édition originale, avec des hors-textes seulement en noir et blanc –, est de qualité très inférieure à celle de 1885-1886, en raison d’un encrage trop appuyé et d’une très mauvaise photogravure des dessins dans le texte. Uzanne néglige une donnée fondamentale dans la reproduction d’une image : le soin apporté par le photograveur et par l’imprimeur – ce qui est toujours vrai aujourd’hui !