Les Œuvres de Rabelais illustrées
par Albert Robida (1885-1886).
La Fantaisie documentée et érotique

- Michel Thiébaut
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Fig. 6. A. Robida, « Frère Jan on chasteau guaillard
monta guallant et bien delibéré avecques les
bombardiers », 1885-1886

Fig. 7. A. Robida, motif du 1er plat
du cartonnage de couverture,
1885-1886

Fig. 8. G. Doré, vignette placée en cul de
lampe, 1873

Fig. 10. A. Robida, « Soubdain la mer commença s’enfler
et tumultuer », 1885-1886

Fig. 11. A. Robida, « A Gargantua son pere envoya les
troys unicornes », 1885-1886

Une imagerie documentée

 

Au tout début de sa carrière, lorsqu’il dessinait pour le Journal amusant, Robida subissait l’influence de dessinateurs de renom comme Cham, d’où une certaine impersonnalité de ses compositions. Lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et des événements de la Commune, Robida, se faisant reporter/dessinateur, a pris l’habitude de dessiner d’après nature [10] : une exigence qu’il va s’approprier, documentant désormais ses compositions, avec un souci de fidélité au modèle. Doré aussi, dont on a conservé des croquis d’après nature, n’ignorait pas le modèle. Mais à la différence de Robida, une fois qu’il passait à l’exécution définitive d’un dessin, il avait tendance à s’en abstraire et à laisser courir son imagination. De cette différence d’approche nous avons de nombreux exemples dans l’illustration des Œuvres de Rabelais.

Puisqu’il est souvent question de cuisines et de cuisiniers chez Rabelais, Doré et Robida vont dessiner des cheminées et quelques ustensiles de cuisine. Dans les figurations de Doré, rien de très précis : une idée de cuisine renaissante assez vague. Dans les dessins de Robida en revanche, chaque cheminée a ses caractères propres et il en est de même pour les objets afférents – les chenets par exemple [11]… ce qui invite à en chercher le modèle dans les deux dictionnaires de Viollet-le-Duc [12], dont on sait qu’ils figuraient dans la bibliothèque de Robida (information donnée par son petit-fils Jean).

Pour les armes, et plus spécialement les armures, Robida et Doré en donnent des figurations assez semblables qui s’étendent principalement de la seconde moitié du XIVe à l’époque de François Ier. Ainsi les bassinets à mézail (ou becs de passereaux) (fig. 5 ) apparaissent lors de la guerre de Cent ans, tandis que les belles « armures de plates », portées par des chevaliers, entièrement revêtus de plaques de métal, montés sur des chevaux également carapaçonnés, sont beaucoup plus tardives (seconde moitié du XVe-début XVIe siècle). Toutes ces armures sont visibles, depuis le Second Empire, au Musée d’artillerie des Invalides (aujourd’hui Musée de l’armée).

Dans la représentation des armes les plus modernes, à savoir les canons, les deux illustrateurs se distinguent plus nettement. Doré en dessine peu et reste assez schématique dans leur représentation. Au contraire, Robida en met un plus grand nombre dans ses compositions relatives à la guerre et donne à voir différents modèles : des plus anciens – bombardes du temps de Jeanne d’Arc –, aux plus modernes : canons montés sur affûts mobiles, aux roues cerclées de fer, des Guerres d’Italie. L’abondance de ces figurations [13] dans les Œuvres de Rabelais illustrées par Robida est particulièrement bienvenue au sujet d’un récit se situant à une époque où l’artillerie bouleverse complètement « l’art » de la guerre. Lorsqu’elle est embarquée, et en action, cette artillerie est précisément décrite. Que l’on s’arrête sur cette image (fig. 6) où l’on découvre deux canons placés à l’avant d’une galère : l’un au second plan, est collé au bastingage au moment où le boutefeu s’apprête à tirer, l’autre au premier plan, détaché du bastingage, est en train d’être rechargé par un canonnier. Il convient de remarquer les câbles, avec leurs poulies, fixés à la charpente du bateau et reliés aux canons : ils sont destinés à freiner le recul de la pièce lorsqu’elle est mise à feu, puis à la remonter contre le bastingage après avoir été chargée. Ce genre de détail est de ceux qui ne s’inventent pas et requièrent une forte documentation. Dans le hors-texte frontispice du tome I au sujet de « L’Assaut de la Roche-Clermaud » (GXLVIII), c’est un véritable cours sur l’art du siège que propose Robida – d’après Viollet-le-Duc !

A cet égard, le motif du cartonnage de couverture, qui campe un lansquenet tenant une épée à deux mains, a valeur de manifeste (fig. 7). Robida, passionné d’histoire, a déjà commencé à réunir une importante documentation sur le costume, les armes et l’architecture de tous les temps. Ces connaissances servent la représentation de l’univers rabelaisien [14].

Dans un même ordre d’idée, il faut souligner la grande différence entre Doré et Robida, pour ce qui est de la représentation des bateaux, fréquemment évoqués dans l’œuvre de Rabelais. Imagés par Doré, ils ne correspondent à aucun modèle précis. Dans l’épisode « des moutons de Panurge », quelques bêtes se jettent à l’eau depuis le pont d’un bateau à peine esquissé (fig. 8). Ni le grand nombre des animaux, ni le type de navire ne retiennent l’attention de l’artiste. A l’inverse Robida, dans un hors-texte, campe très précisément la scène : c’est bien un troupeau qui se jette à l’eau depuis le pont d’un navire vu dans son entièreté (fig. 9 ). Son château arrière très élevé, armé de canons, et son gréement dessiné avec soin, sont ceux d’un vaisseau de guerre semblable aux modèles que l’on peut voir sur de nombreux tableaux du XVIe siècle, parmi lesquels des peintures qui se rapportent à la bataille de Lépante, en 1571. Ailleurs au Quart livre, pour illustrer l’épisode de la tempête, Robida choisit de situer la mésaventure sur une galère de la même époque (fig. 10), vue sous des angles variés, dans des plans plus ou moins rapprochés. Enfin, Robida dessine une caravelle comme motif du frontispice du chapitre III du Quart livre (fig. 11). Cette évocation fait suite à une image en ouverture de ce même livre, où nous voyons Gargantua consulter un globe terrestre pour fixer l’itinéraire (fig. 12 ). Cette notation est particulièrement bienvenue : la première représentation de la terre sous la forme d’un globe est due au géographe Martin Béhaïm, en 1492, au moment même où Christophe Colomb découvrait l’Amérique, à bord… d’une caravelle ! Même si, ici ou là, la représentation des bateaux, dessinés par Robida, est affectée d’une forme de fantaisie, même si elle ne correspond pas exactement au texte de Rabelais (les moutons de Panurge étaient embarqués sur un navire marchand), elle se rapporte toujours à une documentation.

Quelles pouvaient être ses sources ? L’une d’elles est très probablement l’ouvrage composé par Paul Lacroix, Vie militaire et religieuse au Moyen Age et à l’époque de la Renaissance, publié aux éditions Firmin Didot (Paris 1873). Le chapitre « Marine » (pp. 77-108) offre un dossier iconographique sur le sujet. Or, Robida avait connaissance d’une telle source [15], nourrie des travaux antérieurs de son auteur… Il est étonnant que Paul Lacroix, qui a encouragé les débuts de Doré comme illustrateur et l’a conseillé dans ses lectures, ait eu si peu d’influence sur les représentations de bateaux dans le Rabelais illustré par son protégé. A dire vrai, Paul Lacroix le confiera plus tard à Blanche Roosevelt, il était très difficile de ramener Doré au modèle lorsqu’il avait décidé de laisser courir son imagination [16]. Et en l’occurrence, peu importait à Doré de savoir sur quel type de navire s’était embarqué Gargantua ou Pantagruel. Robida, lui, avait besoin de le savoir, et puisque le récit de Rabelais date de la Renaissance, il dessine des bateaux de cette époque.

 

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[10] Il a réalisé plusieurs dessins pris sur le vif, dont certains ont été gravés sur bois et publiés dans Le Monde Illustré. En 1971, une collection de ces dessins a été rassemblée dans Album du Siège et de la Commune, édité à Paris, en 2 volumes, par Clavreuil et F. Scheler.
[11] Michel Thiébaut, « Dans les cuisines médiévales de Robida », Le Téléphonoscope, Bulletin de l’Association des Amis d’Albert Robida, n°14, octobre 2007, pp. 13-15.
[12] Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 10 volumes, Paris, éd. A. Beauce, A Morel, 1854-1868. Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance, 6 volumes, Paris, éd. A. Morel, 1868-1875.
[13] Louis Figuier, dans Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes, tome 3, éd. Furne, Jouvet et Cie, 1867, pp. 309-462, consacre un long article sur l’artillerie avec gravures et descriptions des différents canons du XIVe à la Renaissance. Il est probable que Robida a consulté cette source, fort connue à l’époque.
[14] Dans sa préface (Op. cit., p. XI), Octave Uzanne se félicite au contraire de ce que « Robida ne songe pas à nous servir une illustration moyenâgeuse et pré-renaissance spécialement documentée… », et il voit dans son travail « une inspiration [jaillie] d’une puissance occulte ».
[15] Robida la mentionne dans son ouvrage Les Escholiers du Temps jadis, Paris, A. Colin,1907.
[16] Témoignage de Paul Lacroix dans Blanche Roosevelt, La Vie et l’œuvre de Gustave Doré, Op. cit., pp. 94-100, à propos du modèle.