Les Œuvres de Rabelais illustrées
par Albert Robida (1885-1886).
La Fantaisie documentée et érotique

- Michel Thiébaut
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Fig. 25. A. Robida, « La fut dit à Pantagruel qu’il
refondoit les vieilles », 1885-1886

Fig. 27. A. Robida, « La dame Niphleseth,
royne des Andouilles », 1885-1886

Fig. 29. A. Robida, « Comment
par Frère Jan est dressée la
truye », 1885-1886

Fig. 31. A. Robida, « L’idole
Manduce, dieu des Gastrolatres »,
1885-1886

Fig. 33. A. Robida, « Le vignoble
du temple de la Dive Bouteille »,
1885-1886

Sans que cela soit dit dans le texte, ailleurs encore on voit dans une lettrine (fig. 24 ), frère Jean, la main sur le sein d’une femme, tandis que cette dernière le tient par la barbichette...

Un tel dessin, comme ceux qui illustrent le Quart livre, s’inscrit dans un registre proche des farces des XVe-XVIe siècles, faisant écho au texte de Rabelais. Dès cette époque, la « guerre des sexes » et autre « dispute pour la culotte » ont également nourri une abondante iconographie [18] à laquelle Robida, fidèle au texte de Rabelais, apporte sa contribution. Alors que ce sujet n’a pas inspiré Doré, il compose un hors-texte qui répond à la légende : « La fut dit à Pantagruel qu’il refondoit les vieilles » (CLXX) (fig. 25). Par un « reconditionnement » de la femme dans un chaudron, il y aurait donc le moyen de faire du neuf avec du vieux, de rendre à son épouse les traits de sa jeunesse – une thématique de l’imagerie populaire qui se développe à la fin du XVIe siècle !

Faut-il y voir l’expression d’une misogynie ?

Pour Robida, c’est surtout une manière de recevoir le texte de Rabelais et d’exprimer avec sa sensibilité, de façon souriante, la difficulté d’être ensemble pour qui aime les femmes - tant au XVIe qu’au XIXe siècle ! … Car, souvent, ces illustrations, pour avoir trait à la Renaissance, sont dans la même veine que celles de la Grande Mascarade parisienne (fig. 26 ) ou de celles que Robida a composées pour les articles relatifs à « la question du divorce », publiés dans La Caricature [19].

 

Les limites du merveilleux chez Robida

 

Lorsque le texte de Rabelais se détache du réel pour évoquer des mondes loufoques, celui des Andouilles par exemple, Robida, sur la même base anthropomorphe que Doré, imagine la physionomie de ces personnages comme des sortes de cloches pourvues d’une bouche, d’un nez et d’une paire d’yeux. Tout cela, à peine esquissé, ne retient pas vraiment l’attention. Plus précise est l’image de la reine des Andouilles. Et là, nous n’avons plus affaire qu’à une grosse dame, nous ramenant à une plate réalité (fig. 27). Campées par Doré sous l’apparence de gnomes difformes, les Andouilles sont beaucoup plus expressives. Quant à la reine, grosse dame difforme, elle aussi, la monstruosité inquiétante des traits de son visage lui confère une étrangeté décalée par rapport à la réalité (fig. 28 ).

Cet imaginaire rabelaisien n’est donc pas pour stimuler le crayon de Robida, à la différence de Doré plus à l’aise dans ce domaine. Bien sûr, Robida a illustré de façon plaisante un épisode comme celui de l’Ile Sonnante avec ses habitants devenus des oiseaux. En caricaturant les volatiles pour susciter le merveilleux, il rend la chose amusante… sans que ces images aient toutefois un caractère extraordinaire, de nature à nous surprendre. Comparativement, c’est au fantastique que nous invite Doré par sa capacité à insuffler de l’étrangeté à ses images, avec un effet de dépaysement plus marqué que chez Robida.

En fait, l’imagination de ce dernier s’exprime d’autant mieux qu’il peut se référer au réel, comme c’est le cas pour son œuvre d’anticipation, extrapolation à partir de données tangibles, avec un souci de logique. Cette façon de procéder est sensible dans l’illustration de l’épisode où frère Jean dresse une truie pour en faire une arme de guerre contre les Andouilles (fig. 29). Robida, tout comme Doré, suit le texte qui fait de la truie une sorte de cheval de Troie aux dimensions gigantesques (QLXL). Mais à la différence, il blinde l’animal, perce des sabords dans son flan, afin de l’armer de canons – en bonne logique, puisque c’est une arme de guerre à l’époque du développement de l’artillerie ! Et pour qu’une telle machine puisse se déplacer, Robida la monte sur roues. Tout cela semble farfelu, alors que nous avons là, pourtant, les éléments d’un char de combat… Une arme qui apparaît dans les anticipations de Robida sur la guerre au vingtième siècle [20].

 

Une perception théâtrale du texte de Rabelais

 

Au chapitre lix du Quart livre est évoquée la « ridicule statue » du dieu Manduce, qui mène la procession des Gastrolatres. La composition de Doré à ce sujet est très surprenante, empruntant à l’univers énigmatique de Jérôme Bosch (fig. 30 ). La figure du dieu Manduce (donnée comme telle dans l’édition des Œuvres de Rabelais de 1854), si elle est « monstrueuse », comme le précise Rabelais, apparaît plus maléfique que « ridicule » et suscite une impression de malaise. Aucune autre image ne venant vraiment expliciter le texte de Rabelais, le lecteur reste dans le doute quant à la signification du dessin de Doré – hors de la réalité.

Robida, lui, nous y ramène en visualisant la scène sous une forme qui emprunte au théâtre (fig. 31) : principal élément du décor, la statue de Manduce sous l’aspect beaucoup plus prosaïque d’un géant de carnaval, avec une grosse tête et une grande bouche semblable aux portes de l’enfer de l’iconographie médiévale. Autour d’un maître de cérémonie, qui pourrait faire songer à un évêque, s’il n’était coiffé d’une toque de cuisinier au lieu d’une mitre, s’affairent quantité de figurants occupés à nourrir l’idole et à satisfaire ainsi son insatiable appétit – prérogative de Gaster lui-même dans le texte de Rabelais. L’espace scénique est large et se poursuit sur la droite de l’image, coupée par la marge. Aucune étrangeté dans cette figuration qui tient un peu de la parodie des mystères médiévaux, tout en s’inspirant du texte de Rabelais.

Au terme d’un cheminement où abondent les références à l’Antiquité, Panurge va découvrir la Dive Bouteille. Tant chez Doré (fig. 32 ) que chez Robida (fig. 33), le prélude à cette confrontation se nourrit d’une iconographie qui emprunte au XIXe siècle, où la thématique des bacchanales était fort prisée, avec ses bacchantes, son cortège de faunes et de satyres des deux sexes, la figure de Silène et de Bacchus [21]. Pour les artistes, ce pouvait être un prétexte pour peindre ou sculpter des nus féminins dans des situations à caractère érotique, comme ce groupe de marbre de James Pradier, « Satyre et Bacchante », daté du début de la Monarchie de Juillet [22].

 

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[18] Laure Beaumont-Maillet, La Guerre des sexes : XVe-XIXe siècles, les albums du cabinet des estampes, Paris, Albin Michel, 1984.
[19] Michel Thiébaut, « Du mariage au divorce dans la Caricature », Le Téléphonoscope, bulletin de l’Association des Amis d’Albert Robida, n° 21, novembre 2014, pp. 11-19.
[20] La Caricature, n° 200, 27 octobre 1883 et Albert Robida, La Guerre au Vingtième siècle, Paris, Librairie illustrée,1887.
[21] Voir à ce sujet l’ouvrage collectif, sous la direction d’Adriana Sotropa et Sara Vitacca, Bacchanales ! Ivresse des arts au XIXe siècle, Presses universitaires de Bordeaux, 2018.
[22] Yann. le Pichon, L’Erotisme des chers Maîtres, Paris, Denoël, 1986, p. 35.