Les Œuvres de Rabelais illustrées
par Albert Robida (1885-1886).
La Fantaisie documentée et érotique

- Michel Thiébaut
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Fig. 1. Placard publicitaire, 1885

Résumé

Après Doré, illustrer les Œuvres de Rabelais était, en 1885, un véritable défi pour Robida. Dans un graphisme personnel très enlevé, servi par le nouveau moyen de reproduction, la photogravure, il a su composer une illustration originale. En référence à la Renaissance, il a campé un univers qui se nourrit de la documentation de cette époque. L’image de la femme, avec une résonance érotique, apparaît très prégnante, ce qui concourt à donner du sel à la lecture de Rabelais – au risque, parfois, de s’éloigner du texte !

Mots-clés : Renaissance, photogravure, caricature, érotisme, Gustave Doré

 

Abstract

After Doré, illustrating the Works of Rabelais in 1885 was a real challenge for Robida. With his own lively graphic style, enhanced by the new means of reproduction, photogravure, he was able to compose an original illustration. Referring to the Renaissance, he created a world that drew on the documentation of the period. The image of the woman, with its erotic resonance, is very prominent, adding salt to the reading of Rabelais - at the risk, at times, of straying from the text!

Keywords: Renaissance, photogravure, caricature, erotism, Gustave Doré

 


 

 

Une nouvelle édition – un défi à relever

 

En 1885, lorsqu’une belle affiche de Chéret annonce une nouvelle édition des Œuvres de Rabelais à la Librairie illustrée, dirigée par Georges Ducaux, les amateurs de ce type d’ouvrage ont dû être dubitatifs quant à la possibilité de renouveler les illustrations de Gustave Doré sur ce sujet. Elles s’étaient imposées depuis que « le plus illustre des illustrateurs » avait usé de son talent pour imager l’œuvre du Maître de la Renaissance, d’abord dans une édition modeste enrichie d’une centaine de bois, commanditée par le bibliophile Jacob, en 1854, – cinq fois rééditée [1] –, puis dans un « in folio », très augmenté (658 vignettes dans le texte, 60 hors-textes) en deux volumes de grand luxe parus en 1873 chez Garnier frères.

Tout en offrant un nombre d’images équivalent (600 vignettes dans le texte et 49 hors-texte), G. Ducaux avait vraisemblablement la volonté de toucher une clientèle plus large, sans pour autant sacrifier la qualité – comme le souligne le placard publicitaire qui annonçait une publication de « grand luxe » (fig. 1) ! Les deux tomes sont proposés à 40 francs (or) pour la version cartonnée (30 francs pour les exemplaires brochés), alors que les deux tomes de l’édition Garnier coûtaient 200 francs pour la version courante, 500 francs pour l’édition de luxe, avec les hors-textes tirés sur chine [2].

L’illustration de ce nouvel ouvrage a été confiée à Robida, un dessinateur qui, à la date de 1885, est surtout connu comme caricaturiste. Il a commencé sa carrière, avant la Guerre de 1870, comme collaborateur au Journal Amusant. Puis dans les années 1870, il a été l’un des principaux dessinateurs de La Vie Parisienne, pour laquelle il a réalisé de nombreuses double-pages humoristiques, très enlevées… En 1880, avec son ami George Ducaux, il refonde, avec la fonction de rédacteur en chef, La Caricature – un titre que les lithographies de Philipon, Daumier et Grandville avaient rendu célèbre, avant sa disparition sous les coups de la censure, en 1835. Nourrie de très nombreuses compositions de Robida, cette nouvelle Caricature va se faire une place parmi les hebdomadaires humoristiques qui traitent de l’actualité culturelle et de sujets de société, comme la question du divorce. L’activité de Robida ne s’arrête pas là. A la date de 1885, il est aussi l’auteur et l’illustrateur d’une dizaine d’ouvrages : trois récits de voyages (Les Vieilles Villes de Suissed’Italie… d’Espagne), quatre récits de mœurs, à caractère vaudevillesque (La Vie en rose, le Vrai Sexe faible, Les Peines de cœur d’Adrien Fontenille, La Grande Mascarade parisienne), un roman d’aventure (Les Voyages de Saturnin Farendoul) et enfin un récit d’anticipation (Le Vingtième Siècle) qui lui vaut aujourd’hui une grande réputation. Malgré cette production intense qui, quantitativement, rivalise aisément avec celle de Gustave Doré, Robida n’a alors aucune expérience en matière d’illustration de textes majeurs de la littérature française. A cet égard, se lancer de but en blanc dans l’illustration de Rabelais pouvait paraître comme un défi perdu d’avance, attendu que Doré semblait avoir fixé, magistralement et durablement, l’iconographie de ce récit. C’est ce que souligne Octave Uzanne dans la préface de la réédition, en 1930, des Œuvres de Rabelais (2 tomes), imagées par Robida : « Après Doré, pensez donc ! Ne fallait-il pas un sacré culot pour entreprendre pareille gageure ! » [3]

En 1854, les Œuvres de Rabelais illustrées par Doré avaient connu un vif succès, comme en témoigne Paul Lacroix (connu sous le pseudonyme du Bibliophile Jacob) : « Je ne puis vous rendre la sensation qu’il fît. On n’entendait que les noms de Doré et de Rabelais ; on ne parlait que du livre merveilleux, des illustrations plus merveilleuses encore » [4]. En 1854 donc, d’après Paul Lacroix, merveilleuse est l’empreinte de Doré sur l’œuvre de Rabelais. Une empreinte encore légère à cette date !… Car avec l’abondance d’images de l’édition Garnier de 1873, on est au-delà d’une simple illustration, d’un supplément destiné à agrémenter un écrit comme l’étaient antérieurement quelques hors-textes venant marquer une pause dans la lecture… Dans l’édition illustrée par Doré en 1873, tant d’images, avec l’insertion de vignettes dans le texte, forcent une appréhension visuelle du récit au point qu’il devient difficile de dissocier les situations exprimées verbalement de l’image qu’elles génèrent. Par analogie avec le cinéma ou la bande dessinée, une telle transposition de l’œuvre écrite relève d’une véritable adaptation. Lorsque l’empreinte de l’imagier est forte, comment s’en dégager pour proposer une vision renouvelée de l’œuvre ? C’est à cette difficulté que Robida s’est trouvé confronté. N’aurait-il jamais vu les ouvrages de Gustave Doré que Robida n’aurait pas eu à éprouver cette difficulté, en courant le risque de plagier son devancier. Seulement, Robida connaissait bien les illustrations de Gustave Doré. Il a notamment rendu compte de plusieurs de ses œuvres dans un article, à l’occasion de la vente organisée par le grand artiste en 1875 [5]. Aussi, treize ans seulement après la parution des Œuvres de Rabelais illustrées par Doré aux éditions Garnier, Robida « risque de se déconsidérer s’il ne réussit pas à mettre en plein dans le mille » [6].

 

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[1] Henri Le Blanc, Catalogue de l’œuvre complet de Gustave Doré, éd. Ch. Bosse, Librairie, Paris, 1931, pp. 285-290.
[2] Ibid., pp. 290-291.
[3] Introduction par Octave Uzanne, Œuvres de Rabelais, illustrées par Albert Robida, tome premier, éd. Jules Tallandier, Paris, 1930, p. IX.
[4] Témoignage de Paul Lacroix dans Blanche Roosevelt, La Vie et l’œuvre de Gustave Doré, traduit de l’anglais, éd. Librairie illustrée, Paris. s. d. (1887), p. 134.
[5] Revue La Vie parisienne du 8 mai 1875, pp. 262-263.
[6] Introduction par Octave Uzanne, Op. cit., p. X.