Une même considération va jouer à propos de la mise en image des chapitres relatifs à l’abbaye de Thélème. Pour illustrer ce passage, Robida, tout en affectant une forme de fantaisie et sans toujours suivre précisément les descriptions de Rabelais, se réfère très nettement à l’architecture de la Renaissance, amalgamant dans ses figurations différents éléments empruntés aux châteaux tourangeaux. Ainsi dans le hors-texte (« Comment feust bastie et dotée l’abbaye des Thelemites ») (fig. 13), la façade qui domine la rivière fait songer à Amboise ou à Blois, avec ses galeries hautes ouvertes sur la Loire. Relevons, sur cette même image, la monte en amazone des cavalières – une innovation du XVIe siècle en matière d’art équestre. Dans une autre image (fig. 14 ), le grand escalier polygonal, semi-extérieur, s’inspire de celui de Blois qui dessert l’aile de François Ier. Pour rester dans une tonalité humoristique, Robida en a accru la largeur, et remplacé les marches par une rampe hélicoïdale, afin de permettre le passage des cavaliers – tel qu’à Amboise !
L’Abbaye de Thélème, c’est aussi un jardin (fig. 15). Figuré par Robida, il a des caractères propres à la Renaissance où l’on se met à pratiquer l’art topiaire : derrière les personnages, nous voyons des arbres dont la taille dessine deux grandes bouteilles et une sorte de haute pergola... A gauche, une fontaine constituée d’une vasque surmontée d’un nu féminin, à l’antique, renvoie également à la Renaissance. Deux jets d’eau jaillissent des seins de la sculpture (G, LV).
La figuration de Thélème proposée par Robida va donc de pair avec la Renaissance, en l’occurrence idéalisée – ce qui paraît conforme à l’esprit du texte de Rabelais. Au reste, d’après une autre composition, c’est dans un château de style Renaissance qu’a grandi Pantagruel : le logis intérieur adopte l’architecture nouvelle, tandis que les courtines conservent leur allure médiévale (fig. 16 ). Comparativement, Doré propose un Rabelais davantage ancré dans un Moyen Age à caractère romantique.
Une résonance érotique
Les travaux antérieurs de Robida témoignent d’une sensibilité propre qui, relativement à Gustave Doré, induit une réception différente du texte de Rabelais. Le Tiers livre, avec ses longues considérations sur l’infidélité des femmes et leur nature, n’a pas spécialement inspiré Doré. Peu d’images les évoquent et lorsqu’il dessine des jeunes femmes, il se cantonne dans une figuration où elles apparaissent éthérées, très dignes dans leur costume, sans qu’on sache exactement, en l’absence de légende, à quelle partie du texte ces dessins se rapportent. Sujet central de ce passage, les femmes sont paradoxalement en retrait.
Robida, lui, dans de nombreuses compositions, prend un réel plaisir à camper des femmes bien charnelles, bien vivantes, dans les diverses situations évoquées par Rabelais : ici une femme couronne son homme d’une belle ramure de cerf (fig. 17), là elle dérobe de l’argent dans un coffre (fig. 18 ), ailleurs elle bat son homme (fig. 19 )… Ce qui n’empêche pas ces femmes de prendre le plus grand soin de la braguette de leur époux, lorsque deux d’entre elles se mettent à la forge pour façonner une plaque de métal afin de protéger « le bon morceau, dont elle[s] estoi[ent] friande[s] » (TL, VIII) (fig. 20). Cette image, placée en cul-de-lampe du chapitre, n’a pas de légende – ce qui est exceptionnel… Comprenne qui voudra ! Enfin, puisqu’il est question de cocuage, dans plusieurs images on voit des femmes folâtrer avec leurs amants (TL, XXXIII) (fig. 21 ). Panurge doit-il s’en étonner, lui qu’on voit faire ripaille, dans un autre dessin, en joyeuse compagnie féminine (TL, II) (fig. 22) ? A cet égard, bonne chair et bonne boisson ne vont pas sans la présence de jolies jeunes femmes, ce qu’illustrent avec insistance les compositions de Robida, tout au long des Œuvres de Rabelais.
Dans un même esprit, Robida compose un hors-texte pour illustrer le dîner donné en un cabaret par Homenaz, l’évêque des Papimanes (QL, LI) (fig. 23). Dans la représentation des serveuses, Robida semble ajouter une note érotique au texte de Rabelais, en leur donnant une allure fort délurée, une attitude enjôleuse de filles faciles, prêtes à céder aux avances des convives. Est-ce là surinterpréter l’auteur, en ajoutant la débauche à la charge contre ces Papimanes qui, après avoir dépouillé empereurs, rois et ducs, s’en vont ripailler ?
Remarquons tout d’abord que Robida s’écarte du texte qui décrit des « pucelles » « blondelettes », « le chef ouvert », « les cheveulx instrophiez de petites bandelettes et rubans de saye violette, semez de roses, œilletz, marjolaine […] ». Manifestement, l’auteur insiste sur le caractère original de la coiffure de ces femmes… Leur chevelure libre renvoie à un idéal de beauté, tel qu’à la Renaissance le montrent des tableaux où les femmes sont peintes nu-tête, les cheveux lâchés (La Naissance de Venus de Botticelli ou La Joconde de Vinci), parfois ornés de rubans et de perles… En couvrant de coiffes des XIVe et XVe siècles la tête de ces « pucelles », parmi lesquelles un hennin, Robida s’éloigne tout à fait du texte de Rabelais. Cela est très étonnant de la part d’un auteur qui, quelques années plus tard, en 1891, va se pencher sur le sujet dans un ouvrage historique sur la mode féminine : Mesdames nos Aïeules, Dix siècles d’élégance. En outre Robida, qui pratiquait déjà le Dictionnaire sur le costume et le mobilier de Viollet-le-Duc, devait avoir lu que les femmes de la haute société avaient abandonné, vers 1470, le port du hennin constitué d’un haut cornet pointu, avec ses nombreuses variantes. Mais il est probable que Robida, à la suite de Gustave Doré, a reproduit ce modèle, bien qu’anachronique à la Renaissance, parce qu’il lui plaisait bien. Ce stéréotype des « belles dames du temps jadis » s’impose tout au long des Œuvres de Rabelais, illustrées par Robida, où l’on voit des femmes coiffées du hennin.
De même, Robida trahit le texte de Rabelais lorsqu’il habille ces « pucelles » de robes élégantes, aux riches motifs… Cela, alors que l’auteur nous dit qu’elles sont « vestues de longues, blanches, et déliées aubes à double ceincture » – autant de notations qui renvoient à la virginité de ces « pucelles ».
Revenons à la question : quelle est l’intention de l’auteur ? Pourquoi le service de table exige-t-il la présence de « pucelles » au milieu de la ripaille ? La réponse est vraisemblablement dans le texte : ces filles sont « belles » et « saffrettes » [17], de nature à aiguiser le regard de frère Jean – une manière de sous-entendre que l’appétit du haut clergé des Papimanes ne se limite pas à des mets riches en « farce magistrale ». Selon cette interprétation, l’évocation érotique de Robida devient dès lors pertinente, à cette réserve près que ce ne sont pas de simples ribaudes que l’évêque Homenaz convoque à ses festins, mais de jeunes et jolies vierges – ce qui accentue la charge, en référence à la cour pontificale romaine qui voyait des papes rompre avec le vœu de chasteté, et auxquels il était reproché de se livrer à la débauche.
Par cet exemple, nous pouvons juger de la difficulté à transposer en image le texte de Rabelais, pour qui veut prendre en compte tant les données matérielles que l’intention d’un auteur qui aime à cultiver l’équivoque.
[17] Guy Demerson, dans les Œuvres complètes de Rabelais (Paris, Seuil, 1973) traduit l’épithète « saffrette » par « à croquer ». Dans son Dictionnaire d’ancien français. Moyen Age et Renaissance, éd. Larousse, 1947, Grandsaignes d’Auterive donne comme équivalent « appétissante ». Greimas, dans Le Dictionnaire d’ancien français jusqu’au milieu du XIVe siècle, rééd. Larousse, 1987, mentionne la connotation sexuelle d’après un texte du XIIIe siècle (article safre).