« Cité d’amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
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Fig. 15. L. Dupray, Plan géométrique de l’abbaye de
Thélème
, 1891

Fig. 16. L. Dupray, Vue perspective de l’abbaye
de Thélème
, 1891

Fig. 17. L. Dupray, Abbaye de Thélème.
Une des tours
, 1891

Fig. 18. L. Dupray, Abbaye de Thélème.
Le grand escalier
, 1891

Cette restitution, reproduite dans le premier numéro de la revue L’ami des monuments (1887), est considérée par le critique d’art Henri Delaborde comme l’une des réalisations les plus significatives de Questel, qu’il compare à une « sorte de luxueux phalanstère » [61], signe de la faveur rencontrée par le concept d’habitation communautaire développé par Charles Fourrier au début du siècle. Dans une notice en hommage à l’architecte, son confrère Augé de Lassus loue à son tour les qualités de cette restitution qu’il qualifie de « dessin d’une perfection exquise, d’une habileté bien rare » [62]. La collaboration entre les architectes se poursuit d’ailleurs après la publication du Rabelais de Lenormant et donne lieu à d’autres études de restitution, dont celle de la lesché de Delphes décrite par Pausanias, pour laquelle Questel réalise en 1872 une coupe, un plan et une élévation d’après les données fournies par Lenormant [63].

Le plus important commentaire sur la restitution de Questel est fourni par l’architecte César Daly (1811-1894), qui poursuit la démonstration de Lenormant dans un article de la Revue générale de l’architecture et des travaux publics [64]. Regrettant que ce dernier n’ait pas complété son étude par la restitution du temple de la Dive Bouteille, le critique émet une série de réserves à l’endroit du traitement réservé à Thélème par Lenormant, en regard notamment de l’adoption d’une architecture défensive, que rien n’autorise à voir dans le texte de Rabelais, et de l’oubli des différentes pièces que comporte chaque appartement dans le plan tracé par Questel. Ces réserves sont partagées par Arthur Heulhard dans son ouvrage sur Rabelais, ses voyages en Italie, son exil à Metz (1891) : l’historien, auteur de plusieurs études sur l’œuvre de Rabelais [65], prend le contre-pied des thèses de Lenormant en affirmant que « Thélème n’est point construite pour la guerre. […] La figure géométrique adoptée, les mesures de hauteur et de diamètre données également à chacune des tours, l’absence de créneaux, de fossés et de pont-levis, impliquent un ensemble de régularité, d’harmonie et de paix qui s’écarte absolument des conceptions féodales » [66]. Quant à la grammaire de l’architecture thélémite qui relève toujours des modèles médiévaux selon Lenormant, Arthur Heulhard est d’un tout autre avis lorsqu’il prétend que « la description de Thélème suffirait à elle seule à classer Rabelais parmi les apôtres de la Renaissance » [67], érigeant la description de l’anti-monastère au rang de « manifeste » où l’auteur « étale ses connaissances spéciales avec une propriété de termes remarquable » [68]. La démonstration d’Heulhard est accompagnée d’une restitution en couleur du manoir des Thélémites due à un autre architecte parisien, Léon Dupray (ou Dupré), qui réalise un plan géométrique [69], une perspective et deux élévations de l’une des tours d’angle et du grand escalier, qui délaissent l’aspect féodal de la forteresse esquissée par Lenormant pour faire entrer Thélème dans la première Renaissance (figs 15, 16, 17 et 18). Pour ces compositions datées de 1890 et sorties des ateliers de l’imprimeur et collectionneur parisien Charles Gillot, Léon Dupray s’inspire vraisemblablement du château de Blois (construite vers 1498-1503), absent des modèles cités par Rabelais. On reconnaît en effet les parements de briques rouges et pierres blanches de l’aile Louis XII, avec ses lucarnes à gable et pinacle de style gothique flamboyant, sa toiture d’ardoise, ses gouttières peintes en diagonale d’or et de bleu qui descendent le long du mur, de même que les colonnes à fûts losangés de la galerie Charles d’Orléans, visibles côté cour, et l’escalier monumental de l’aile François Ier, sur lequel l’architecte a fait graver l’inscription ornant la « porte » de Thélème.

Ces essais de restitution illustrent les deux lectures opposées qui ont généralement divisé la critique (Thélème bastille médiévale ou modèle de la première Renaissance française) et reflètent plus largement le défi de la mise en image des structures rabelaisiennes auquel sont confrontés ses illustrateurs. Dans une recension de l’ouvrage d’Arthur Heulhard et des restitutions de Dupray, un critique anglais pose en ces mots les limites de la représentation de Thélème :

 

Four elevations of the Abbey of Thelema are given, drawn to scale by a Paris architect, M. Léon Dupray. One is doubtful, however, whether « the cloud-cap’t towers, the gorgeous palaces » of literature gain by being measured with rule and compass in this prosaic way [70].

 

Mi-abbaye, mi-château, Thélème est à la fois une anti-prison et un anti-monastère, un non-lieu parfaitement spatialisé, un paradoxe architectural qui échappe à toute saisie par son gigantisme et son hybridité architecturale. Aucune de ces mises en image n’a d’ailleurs su fixer l’aspect de Thélème, dont la représentation demeure mobile, laissant le soin au lecteur d’en former une image à la mesure de ses rêves et de son imaginaire architectural.

 

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[61] Henri Delaborde, « Notice sur la vie et les ouvrages de M. Questel lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Beaux-Arts », art. cit.
[62] Augé de Lassus, « Questel », art. cit., p. 21.
[63] Cette restitution est reproduite par Ernest Bosc dans « Lesché », Dictionnaire raisonné d’architecture et des sciences et arts qui s’y rattachent, t. III, Paris, Firmin-Didot, 1878, p. 70. Certains de ces projets de restitution firent néanmoins l’objet de critiques de la part des spécialistes ; voir par exemple le commentaire de Charles de Grandmaison dans « Restitution de la basilique de Saint-Martin de Tours, d’après Grégoire de Tours et les autres textes anciens, par M. Quicherat, professeur d’archéologie à l’Ecole impériale des Chartes, Paris, Didier, 1869 », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, vol. XXXI, 1870, pp. 355-358.
[64] César Daly, « Rabelais et l’architecture de la Renaissance. Restitution de l’abbaye de Thélème, par M. Ch. Lenormant, membre de l’Institut », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. II, Paris, 1841, pp. 196-208. Voir également la « Réplique à la critique faite par la Revue de l’architecture sur la Restitution de l’abbaye de Thélème » de Charles Lenormant, parue dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. II, Paris, 1841, pp. 383-387.
[65] Arthur Heulhard, Rabelais et son maître, Paris, Lemerre, 1884 ; id., Rabelais chirurgien, applications de son Glossocomion dans les fractures du fémur, et de son Syringotome dans le traitement des plaies pénétrantes de l’abdomen, Paris, Lemerre, 1885 ; id., Rabelais légiste. Testament de Cuspidius et contrat de vente de Culita, traduits avec des éclaircissements et des notes et publiés pour la première fois d’après l’édition de Rabelais, Paris, Dupret, 1887 ; id., Rabelais. Ses voyages en Italie. Son exil à Metz, Paris, Librairie de l’Art, 1891 ; id., Une lettre fameuse, Rabelais à Erasme, Paris, Librairie de l’Art, 1902.
[66] Arthur Heulhard, Rabelais. Ses voyages en Italie. Son exil à Metz, Op. cit., p. 8.
[67] Ibid., p. 5.
[68] Ibid., pp. 7-8.
[69] Reproduit par Raoul Morçay (éd.) dans François Rabelais, L’abbaye de Thélème, Genève, Droz, 1949 [1934], p. XXXVIII.
[70] Anonyme, « Rabelais in Italy », The Speaker, 26 décembre 1891, p. 775 [compte rendu de l’ouvrage d’Arthur Heulhard].