« Cité d’amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
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Fig. 13. C.-A. Questel, Plan de l’abbaye de
Thélème
, 1840

Fig. 14. C.-A. Questel, Vue de l’abbaye de
Thélème
, 1840

Le traitement réservé à l’abbaye de Thélème dans la gravure de Doré se rapproche ainsi de la lecture partagée par différents critiques qui ont cru déceler, à travers le style d’une description jugée monotone, voire « rébarbative », la lassitude de l’auteur. Pour Rigolot, la description de Thélème fait apparaître une « prison verbale » où Rabelais « énumère sans prendre la peine de suggérer » [49]. Les faibles qualités énargiques de cette séquence empêcheraient le lecteur de s’en former une vive représentation mentale. Pour les rhéteurs anciens, la description cherche à créer l’illusion de la présence visuelle d’un objet par la parole de façon à « transmu[er] [les lecteurs] en témoins oculaires » [50], comme le laisse entendre la définition canonique de l’ekphrasis : « un discours qui présente en détail et met sous les yeux avec évidence ce qu’il donne à connaître » [51]. Dans son De copia, Erasme de Rotterdam affirme justement l’utilité du discours énargique en recourant à une analogie picturale :

 

Ed utemur quoties vel amplificandi, vel ornandi, vel delectandi gratia rem non simpliciter exponemus, sed ceu coloribus expressam in tabula spectandam proponemus, ut nos depinxisse, non narasse, lector spectasse, non legisse videatur [52].

 

Nous l’utilisons toutes les fois que, dans le but d’amplifier ou d’orner notre texte, ou de plaire au lecteur, nous n’exposons pas simplement la chose, mais la donnons à voir comme si elle était exprimée en couleurs dans un tableau, de sorte que nous semblons l’avoir peinte plutôt que décrite et que le lecteur semble l’avoir vue plutôt que lue [53].

 

L’incapacité des derniers chapitres du Gargantua à susciter une image claire dans l’esprit du pourrait bien être la conséquence du « défaut de vision » observé par Michel Simonin [54] ou du sentiment d’empressement remarqué par François Rigolot, que le critique associe à un désintérêt de l’auteur pour la séquence descriptive : « Non, vraiment, nous n’aurons pas le temps de rêver à Thélème. Il faut avancer. Le guide est impatient de nous orienter dans le dédale du palais » [55]. Dans le même sens, Gilles Polizzi fait valoir que la méthode descriptive employée par Rabelais et empruntée à Vitruve « ne nous fait pas voir mais concevoir l’édifice, l’objet du discours n’est pas Thélème mais le mouvement de l’idée qui produit Thélème » [56]. Quoi qu’il en soit, en faisant allusion à l’aspect « déceptif » de la description de Thélème, la gravure de Gustave Doré lie étroitement la mise en image aux qualités rhétoriques de la séquence descriptive.

 

Thélème restituée

 

Deux essais de restitution contemporains des travaux de Maurice Sand, Gustave Doré, Albert Robida et Jules-Arsène Garnier ont tenté de fournir une représentation réaliste de l’abbaye rabelaisienne, guidée par un souci d’exactitude et une rigueur documentaire a priori incompatibles avec le gigantisme de Thélème. Ces mises en image sont les premières à faire de l’architecture de Thélème le sujet principal d’une illustration. La première, due à l’architecte parisien Charles-Auguste Questel, figure dans un ouvrage de Charles Lenormant, Rabelais et l’architecture de la Renaissance (1840), pour lequel l’illustrateur réalise un plan détaillé et une vue à vol d’oiseau (figs 13 et 14[57]. Alors que Doré semble davantage préoccupé par l’exposition du mode de vie des Thélémites et de leurs somptueux habits (à l’instar de Rabelais, qui décrit soigneusement le costume élégant des religieux au chap. LVI), cette restitution attentive à la dimension architecturale de Thélème livre l’image d’une abbaye inanimée. Charles Lenormant s’en défend au terme de son exposé : « Il ne manque plus à notre Album de Thélème qu’une vue à l’effet de l’édifice. Si nous cherchions quelque épisode pour animer cette vue, maître François nous le fournirait avec la grâce qui lui appartient dans tout le corps de ce morceau » [58]. En dépit de la démarche scientifique adoptée par Lenormant, cette restitution procède d’une interprétation libre du texte de Rabelais et accorde une large place à l’invention. La restitution de Questel se signale d’abord par le choix assumé d’une architecture défensive, dont Lenormant fournit l’explication à l’ouverture de sa démonstration : « Thélème ne peut être qu’un rêve passager : la guerre civile est au bout de ces fêtes » [59]. L’édifice aux allures de forteresse militaire est ainsi pourvu de douves, de ponts-levis, d’une herse, de tourelles d’escaliers et de tours d’angle surmontées de lanternons, manifestement empruntées à Chambord, qui récupèrent le vocabulaire traditionnel de l’architecture médiévale. Les escaliers à vis évoquent également la tour-lanterne de Chambord et ses huit arcs-boutants qui conduisent le visiteur au faîte du château et lui permettent de jouir d’une vue panoramique sur le parc et les jardins. Aucun portail n’en condamne l’entrée aux « hypocrites, bigotz, vieulx matagotz, [et] marmiteux borsouflez » (G, 141), si ce n’est le cours de la Loire qui procure au château fort une défense naturelle sur la face nord et alimente les fossés creusés autour de l’édifice, de même que les bains et piscines. L’aspect militaire de cette abbaye « construite pour la guerre » est au cœur de la démonstration de Lenormant. Le critique juge en effet que Rabelais nourrit une « indifférence complète pour les monuments de l’Italie » et refuse de reconnaître dans l’architecture de Thélème « l’influence des doctrines antiques que prêchait l’art des Bramante et des Alberti » [60]. Si l’auteur de Gargantua innove en pourvoyant l’abbaye-château de gouttières saillantes, de marches proportionnées et de vis dont la disposition favorise l’accès aux bibliothèques et galeries, traduisant un nouveau besoin de confort jusqu’alors absent des châteaux médiévaux, Lenormant considère en revanche que Thélème et ses « grosses tours rondes » doivent davantage à la grammaire médiévale qu’au nouveau langage importé d’Italie.

 

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[49] François Rigolot, Les Langages de Rabelais, ouvr. cité, p. 88.
[50] Nicolaos de Myra, Progymnasmata, dans Les progymnasmata de Nicolaos de Myra dans la tradition versicolore des exercices préparatoires de rhétorique, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1999, p. 204. Quintilien, au livre II de l’Institution oratoire, définit ainsi les notions d’evidentia et d’enargeia : « Ce que les Grecs appellent φανταςία (nous pourrions bien l’appeler visio), la faculté de nous représenter les images des choses absentes au point que nous ayons l’impression de les voir de nos propres yeux et de les tenir devant nous, quiconque aura pu bien le concevoir sera très efficace pour faire naître les émotions. (…) De là procédera l’ἐνάργεια (clarté), que Cicéron appelle illustratio (illustration) et evidentia (évidence), qui nous semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes », dans Institution oratoire, Jean Cousin (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, « Universités de France », 1976, vol. IV, pp. 31-32.
[51] Aphthonios, Progymnasmata, dans Michel Patillon (éd. et trad.), Corpus rhetoricum, Paris, Les Belles Lettres, « Universités de France », 2008, p. 147.
[52] Erasme, De duplici copia verborum, Paris, Robert Estienne, 1546, p. 183.
[53] Nous reproduisons la traduction française donnée par Paul J. Smith dans son article « Medamothi : peinture et rhétorique (Rabelais, Quart livre, chap. 2) », Neophilologus, n° 70, 1986, pp. 1-12 ; repris dans « Peinture et rhétorique », dans Paul J. Smith, Voyage et écriture. Etude sur le Quart Livre de Rabelais, Etudes rabelaisiennes, XIX, Genève, Droz, 1987, p. 165-180. Sur la notion d’enargeia dans la pensée érasmienne, voir Terence Cave, « Enargeia: Erasmus and the Rhetoric of Presence in the Sixteenth Century », L’Esprit créateur, vol. XVI, n° 4, 1976, pp. 5-19.
[54] Michel Simonin, « Le statut de la description à la fin de la Renaissance », dans Jean Lafond et André Stegmann (dir.), L’automne de la Renaissance (1580-1630), Paris, Vrin, 1981, pp. 129-139.
[55] François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Op. cit., p. 89.
[56] Gilles Polizzi (éd.), « Présentation », dans Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, Jean Martin (trad.), Paris, Imprimerie nationale, « La Salamandre », 1994, p. XIII (réédité chez Pocket, « Agora », 2017). Nous soulignons.
[57] La notice nécrologique rédigée par Augé de Lassus dans L’ami des monuments fournit la présentation suivante de Charles-Auguste Questel : « membre de l’Institut, vice-président du Conseil général des Bâtiments civils, architecte honoraire des palais de Versailles et de Trianon, membre correspondant de l’Institut royal des architectes britanniques, membre agrégé du corps académique d’Anvers, ancien président de la Société centrale des architectes, officier de la Légion d’honneur et de l’Instruction publique, décédé le 30 janvier 1888, dans sa 81e année » (« Questel », L’ami des monuments, vol. II, n° 6, 1888, p. 19). Pour un aperçu plus complet du parcours de Questel, voir Henri Delaborde, « Notice sur la vie et les ouvrages de M. Questel lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Beaux-Arts », L’artiste, vol. LX, n° 2, 1890, pp. 241-254 ; de même que « Questel (Charles-Auguste) », dans Paul Planat (dir.), Encyclopédie de l’architecture et de la construction, vol. VI, fasc. 1, Paris, Aulanier et Cie, 1894, p. 330.
[58] Charles Lenormant, Rabelais et l’architecture de la Renaissance. Restitution de l’abbaye de Thélème, Paris, Crozet, 1840, p. 32.
[59] Ibid., pp. 13-14.
[60] Ibid., p. 8.