« Cité d’amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6
partager cet article   Facebook Linkedin email
retour au sommaire

Résumé

Cet article se penche sur la mise en image de l’abbaye de Thélème à partir d’une sélection d’illustrations qui relèvent d’approches esthétiques variées et ouvrent la voie à l’exégèse visuelle des mythologies pantagruéliques. De la citation de l’abbaye de frère Jean par le peintre anversois Herri met de Bles (v. 1535-1540) aux restitutions en couleur de Léon Dupray (1840), les illustrateurs de Rabelais se sont approprié ses textes pour en livrer une interprétation souvent caractérisée par une prise de distance avec la lettre. Loin d’en figer la représentation, ces transpositions livrent l’image d’une Thélème comme perpetuum mobile.

Mots-clés : Herri met de Bles, Léon Dupray, Charles-Auguste Questel, Gustave Doré, Albert Robida

 

Abstract

This article aims to analyze the depiction of the Abbey of Theleme, focusing on a selection of illustrations which reflect varied aesthetic approaches and open the way to the visual exegesis of Rabelais’s “mythologies pantagruéliques”. From the visual citation of Friar John’s abbey by Antwerp painter Herri met de Bles (c. 1535-1540) to the color restitutions of Léon Dupray (1840), illustrators deliver their own interpretation of Rabelaisian novels, often distancing themselves from the letter. Far from fixing its representation, these transpositions deliver the image of Theleme as a perpetuum mobile.

Keywords: Herri met de Bles, Léon Dupray, Charles-Auguste Questel, Gustave Doré, Albert Robida

 


 

 

 « C’est la cité d’amour, de joie et de jeunesse […]
C’est la cité des arts, où les âmes exultent ! »
Maurice Chevais, Thélème : un prologue et 4 actes en vers (1920)

 

Depuis les toutes premières éditions illustrées des récits rabelaisiens, au XVIIIe siècle, Thélème n’a cessé d’alimenter l’imagination des illustrateurs qui se sont efforcés de mettre en image les derniers chapitres de Gargantua [1]. Pour qui s’est livré à l’exercice, compas en main, le manoir des Thélémites défie par son gigantisme toute tentative de représentation. L’édifice comporte six galeries de six étages, d’une longueur de 312 pieds, six tours d’angle d’un diamètre de 60 pas et six vis brisées au milieu de chaque corps de logis. Il abrite 9 932 chambres (932 dans la première édition de 1535), pourvues d’une arrière-chambre, d’un cabinet, d’une garde-robe et d’une chapelle. Les dimensions invraisemblables fournies par Rabelais, dont les commentateurs ont maintes fois relevé la nature symbolique [2], n’accorderaient à chaque appartement qu’une surface inférieure à un mètre carré. Comment s’étonner, dès lors, que l’abbaye de frère Jean soit absente du corpus iconographique de la nouvelle édition Le Duchat (1741) illustrée par Bernard Picart et son élève Louis Fabricius Dubourg (ou Louis Fabrice Du Bourg), dont l’une des douze planches gravées en taille-douce s’attache cependant à représenter la chapelle ronde du temple de la Dive Bouteille [3] ? Thélème est toujours absente de la première édition du Gargantua de Gustave Doré (1854) [4], ornée de 104 dessins et de 14 planches hors-texte, de l’édition anglo-saxonne décorée par William Heath Robinson (1904) [5], ou de l’adaptation de Gargantua en bande dessinée réalisée par Dino Battaglia (1980) [6], dans laquelle les chapitres consacrés à la description de l’anti-monastère sont remplacés par un banquet final à l’issue de la guerre picrocholine. Cette omission révèle pour Yves Hersant « le principal intérêt des bandes dessinées […] [qui] est de nous contraindre à regretter les richesses dont elles nous privent ; elles font apparaître a contrario, en creux, ce qu’a de précieux le texte source » [7]. Illustrer Thélème, ce serait nécessairement en donner une image imparfaite, inapte à satisfaire l’imagination du lecteur. Nul ne s’est en effet avisé de mettre en image ses somptueuses bibliothèques savantes dignes d’Alexandrie, ses « belles grandes galleries toutes pinctes des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre » (G, 140) et ses « gualeries longues et amples, aornées de pinctures, et cornes de cerfz, licornes, Rhinoceros, Hippopotames, dens de Elephans, et aultres choses spectables » (G, 144) qui procurent à cette « cité des arts » des airs de musée ou de cabinet de curiosités. Thélème, quoi qu’il en soit, relève davantage de la fantaisie créative que du projet architectural. Affranchie de toute finalité constructive, libérée de toute contrainte architectonique, elle n’a pas été pensée pour être bâtie et ses mesures n’ont aucune prétention au réalisme [8], ce qui n’a pas empêché certains lecteurs d’imaginer son édification d’après le plan fourni par Rabelais. A l’occasion du quatrième centenaire de Pantagruel et Gargantua, l’écrivain Casimir (Kazimierz) Woznicki (1878-1949), craignant que le manoir des Thélémites ne demeure « pierre morte », invitait ses contemporains à édifier une Thélème « miniature » en plein cœur de Paris, allant jusqu’à avancer des arguments financiers en faveur de ce projet mirobolant :

 

L’abbaye de Thélème, hélas ! n’a jamais été construite, ni au bord de la Loire, ni ailleurs. Deux éminents architectes seulement […] nous l’ont présenté [sic] sur papier… Ne serait-ce pas le moment […] d’édifier à Paris l’abbaye de Thélème, suivant la description qu’en donne le maître ? Une abbaye, en miniature évidemment, où, au lieu des pensionnaires, on réunirait tous les souvenirs de Rabelais et sur Rabelais et où pourrait « loger » un musée de l’époque de la Renaissance qui manque, peut-être, à Paris ? La si vigilante municipalité de Paris ne s’occuperait-elle pas de la réalisation de ce projet ? Ne trouverait-elle pas un emplacement libre, aux environs de la Cité, où l’abbaye puisse être construite ? Ne trouverait-elle pas des fonds pour couvrir les frais de la construction de ce monument ? N’y aurait-il pas, d’ailleurs, de nombreux dons et de nombreuses souscriptions des particuliers pour une œuvre pareille ? [9]

 

A la même époque, Le Corbusier concevait dans le massif de la Sainte-Baume un complexe architectural inspiré aussi bien du temple de la Dive Bouteille que de l’abbaye de la libre volonté [10]. Ces projets rendent compte de l’attraction durable exercée par l’utopie thélémite dans le domaine des arts visuels. Ils offrent, de surcroît, un éclairage sur la manière dont les artistes se sont emparés des textes de Rabelais pour donner vie à ses constructions imaginaires. La transposition visuelle des fictions rabelaisiennes, relevant d’approches esthétiques variées, livre une interprétation précieuse des « mythologies pantagruéliques » qui informe la lecture qu’en ont faite ses illustrateurs au fil des époques.

 

>suite
sommaire

[1] Pour une liste des éditions illustrées de Rabelais, on pourra consulter la bibliographie établie par Henri Zerner en annexe de son article « Rabelais en images », dans Mireille Huchon, Nicolas Le Cadet et Romain Menini (dir.), Inextinguible Rabelais, Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 528-533. Les références aux récits rabelaisiens sont tirées de l’édition des Œuvres complètes par Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994 ; ci-après abrégé G, suivi du numéro de page.
[2] Voir notamment Jean Céard, « Rabelais et les nombres », dans Inextinguible Rabelais, Op. cit., pp. 343-357 ; Michel Butor, « 6/7 ou les dés de Rabelais », Littérature, n° 2, 1971, pp. 3-18 ; Patricia J. Cook, « “En figures exagone”: the Geometry of Rabelais’s Abbey of Thélème », Romance Notes, vol. XXXIII, n° 2, 1992, pp. 141-148 ; et Jean Guillaume, « Le “manoir des Thélémites” : rêve et réalités », dans Michel Simonin (dir.), Rabelais pour le XXIe siècle. Actes du colloque du Centre d’études supérieures de la Renaissance, Chinon-Tours, 1994, Etudes rabelaisiennes, XXXIII, Genève, Droz, 1998, pp. 249-264.
[3] François Rabelais, Œuvres de maître François Rabelais, Jacob Le Duchat (éd.), Amsterdam [Paris], Jean-Frédéric Bernard, 1741, vol. II, p. 301. Sur cette édition, voir Romain Menini, « L’édition ducatienne (1711-1741). Notes et documents », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 125-160.
[4] Œuvres de François Rabelais, illustrations de Gustave Doré, Paris, J. Bry Ainé, 1854, 1 vol. in-quarto.
[5] The Works of Mr. Francis Rabelais, Doctor in Physick, Thomas Urquhart et Pierre-Antoine Motteux (éd. et trad.), dessins de William Heath Robinson, Londres, Grant Richards, 1904, 2 vol.
[6] Dino Battaglia et François Rabelais, Gargantua, Milan, Epipress, 1980 (traduit en français sous le titre Gargantua et Pantagruel, Saint-Egrève, Mosquito, 2001 ; rééd. en 2014). Pour une étude attentive de cette adaptation, voir Eléonore Hamaide-Jager et Isabelle Olivier, « Des paroles gelées aux images perlées de diverses couleurs. Rabelais lu et vu des illustrateurs contemporains pour la jeunesse », dans Sandra Provini et Mélanie Bost-Fievet (dir.), Renaissance imaginaire. La réception de la Renaissance dans la culture contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 241-270 ; Diana Battaglia, Rabelais au XXe siècle : adaptations au théâtre par Jarry et en bande dessinée par Dino Battaglia, mémoire de maîtrise, Université de Toulon, 2010 ; et Valérie Nicaise-Oudart, « Dino Battaglia et Rabelais : dialogues de l’écriture et de la bande dessinée », Belphégor, vol. V, n° 1, 2005 (en ligne. Consulté le 13 mai 2024).
[7] Yves Hersant, « Ce que la bande dessinée fait à Rabelais », L’atelier du roman, dossier « Lire et relire Rabelais. IXe rencontre de Thélème », n° 113, juin 2023, p. 59.
[8] Dans son étude sur l’architecture de Thélème, François Billacois émettait un constat similaire : « Nous ne nous laissons plus prendre au piège d’une rigueur que l’auteur n’a pas cherchée. Rabelais n’est pas Zola ! Et notre plan de Thélème n’a que faire des échelles et des vraisemblances. Les chiffres que Rabelais avance, et qu’il entasse (toujours à l’unité près) ne visent pas au réalisme. Ils sont par leur accumulation et par leur énormité une source de comique ; ils rendent sensible le merveilleux de l’épopée gigantale » (« Thélème dans l’espace et en son temps », Etudes rabelaisiennes, XV, Genève, Droz, 1980, pp. 97-115 (p. 99).
[9] Anonyme, « En hommage à Rabelais », Journal des débats, 3 septembre 1932, p. 2 [compte rendu d’un article de Woznicki paru dans la revue La Vie] ; reproduit dans « Chronique », Revue du seizième siècle, vol. XIX, 1932-1933, p. 147. Quelques décennies plus tôt, Alfred Tallandier émettait un vœu similaire dans son Rabelais classique (1883) : « Les proportions de ce monument architectural sont extrêmement belles et ses aménagements sont tout simplement admirables. Nous faisons des vœux pour que quelque novateur, ami du phalanstère ou autre, tente cette réalisation », dans Rabelais classique : édition modernisée et expurgée à l’usage des écolières et écoliers, Alfred Tallandier (éd.), Paris, Librairie des écoles laïques, 1883, p. 166, n. 1.
[10] Voir notre « Rabelais dans l’atelier de Le Corbusier », dans Renée-Claude Breitenstein, Claude La Charité et Luc Vaillancourt (dir.), Mélanges en l’honneur de Diane Desrosiers, Paris, Hermann (à paraître).