« Cité d’amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
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Fig. 1. H. met de Bles, Paysage avec David et Bethsabée,
v. 1535-1540

Fig. 2. L. Gassel, Le Palais des ducs de Brabant au
Coudenberg
, v. 1540-1548

Fig. 3. Anonyme, Divertissement dans les jardins
du palais du roi David
, v. 1538-1556

Herri met de Bles au pays de Thélot

 

La première représentation picturale de l’abbaye de Thélème pourrait bien être contemporaine de la publication des fictions gigantales. Dans une étude sur les paysages du peintre anversois Herri met de Bles [11], Luc Serck remarque que les lieux représentés dans le Paysage avec David et Bethsabée (v. 1535-1540) [12] correspondent à la construction spatiale de l’abbaye de Thélème. Le critique avance l’hypothèse que le paysage ludique de Bles constitue en quelque sorte une citation visuelle de l’abbaye de frère Jean (fig. 1). Ce tableau, qui adopte le thème de l’amour coupable du roi d’Israël (2 Samuel 11) comme prétexte à la représentation de l’univers raffiné de la vie de cour dans les Pays-Bas de la Renaissance, transpose l’idéal de cour décrit par Rabelais aux somptueux jardins du palais de Coudenberg, à Bruxelles, lieu de résidence des ducs de Brabant [13]. On y reconnaît le parc du palais ducal, avec ses jeux, ses promenades et son enceinte, tel qu’ils apparaissent dans un tableau contemporain attribué à Lucas Gassel (fig. 2) [14], Le palais des ducs de Brabant au Coudenberg (v. 1540-1548). A ces éléments formant le catalogue des divertissements de la haute société de la Renaissance du Nord s’ajoute un certain nombre de lieux mentionnés par Rabelais au chap. LV de Gargantua, qui révèlent la source du tableau de Bles. A l’avant-plan, apparaissent en effet les jeux de paume et de boule à l’anneau, qu’un admoniteur désigne du doigt. Sur la gauche, les jardins de plaisance jouxtent les piscines et la fontaine des trois Grâces. Au milieu, l’artiste dispose les « butes pour l’arquebuse, l’arc, et l’arbaleste », le verger luxuriant et le parc « foizonnant en toute sauvagine » (G, 145) où des personnages s’adonnent à une partie de chasse. Un labyrinthe topiaire, dont la forme rappelle l’île de Cythère décrite dans l’Hypnerotomachia Poliphili (1499), occupe le centre de la toile, comme dans L’allégorie de la vie humaine ou Le labyrinthe de l’amour peint par le Tintoret à la même époque (v. 1538-1552). Au-delà du jardin des Thélémites se devine un port animé où des navires déchargent leurs marchandises.

Dans cette Thélème flamande, dominée par la notion de jeu, une micro-société formée de « gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes » (G, 149) s’adonne à différents loisirs. Deux nobles dames s’avancent au-devant, portant « sus le poing mignonement enguantelé […] ou un Esparvier, ou un Laneret, ou un Esmerillon » (G, 149), tandis qu’en contrebas de la terrasse se déroule une partie de jeu de paume qu’observent trois gentilhommes, « chascun la belle espée au cousté » (G, 147). Un fou en costume, qui thématise le regard convoiteux du roi David [15], guette les joueurs à travers la grille d’une porte et semble faire allusion à la leçon finale du Pantagruel : « si desirez estre bons pantagruelistes (c’est à dire vivre en paix, joye, santé, faisans tousjours grand chere) ne vous fiez jamais en gens qui regardent par un pertuys » (P, 337). Cette partie de jeu de paume, désignée par un personnage sur la terrasse, constitue la référence la plus explicite à l’épisode final de Gargantua. Au-delà des lieux de Thélème relevant des divertissements de cour repris par Bles, elle évoque l’énigme en prophétie inscrite sur la lame de bronze trouvée « aux fondemens » de l’abbaye, qui annonce selon Gargantua la persécution des « gens reduictz à la creance evangelique » (G, 153) et traduit pour frère Jean la description d’une partie de jeu de paume dissimulée « soubz obscures parolles » (Ibid.). Ces interprétations divergentes qui se terminent sur un appel à faire « grand chere », sans que le narrateur ne tranche en faveur de l’une ou l’autre perspective, illustrent les modalités du dialogue lucianesque qui confère au lecteur la responsabilité du sens et figurent le procédé exégétique à travers la dichotomie entre sens littéral et altior sensus [16]. La particularité du jeu de paume est en effet de solliciter la participation des spectateurs, placés de chaque côté de la corde et chargés de l’arbitrage. Comme le signale Michel Weemans, c’est en raison de cette règle que le jeu fut moralisé au XVIe siècle et employé comme analogie de l’interprétation [17]. Dans la toile de Bles, le jeu de paume occupe une même fonction d’analogie du processus exégétique, dirigé cependant « en direction du sens spirituel » [18]. Les deux espaces opposés à l’avant-scène – le jeu de paume et la terrasse où se joue le drame d’Urie, qui relèvent de deux temporalités, de deux récits, voire de deux attitudes (concorde et discorde) – correspondent aux interprétations divergentes face à l’énigme visuelle (sens ludique ou terrestre ; sens spirituel ou altior sensus) thématisée par le labyrinthe de déambulation qui les surplombe. Au spectateur, situé en hauteur, de dégager un « plus hault sens » à travers le dédale de sites qui s’offre à son regard, formant un parcours sinueux propice à l’égarement. Plus qu’une référence à l’univers raffiné de la vie de cour donnée en toile de fond et à l’idéal décrit par Rabelais dans les derniers chapitres du Gargantua – comme par Machiavel dans le Règlement pour une société de plaisir (1520) et Castiglione dans le Livre du courtisan (1528) [19] –, le recours à un ensemble de motifs communs (le jeu de paume, le labyrinthe de déambulation) permet ainsi d’introduire une analogie avec le processus d’interprétation.

Entre 1540 et 1560, une douzaine de variantes inspirées du David et Bethsabée de Bles et produites au sein des ateliers flamands ont reproduit la composition du maître avec un degré de fidélité variable [20], comme le David et Bethsabée de Lucas Gassel (1540) [21] et le dessin anonyme attribué à l’entourage de Gassel (v. 1538-1556) [22], aujourd’hui conservé au Musée du Louvre. Au gré des variations, Michel Weemans remarque une prise de distance graduelle des artistes avec la citation visuelle de la description de Thélème, telle qu’elle apparaît dans le modèle de Bles, la transformation du paysage favorisant peu à peu un « éloignement plus grand vis-à-vis de la référence au texte de Rabelais » [23]. Au sein de ce corpus, seul le dessin du Louvre semble se rapprocher de l’hypotexte pictural par l’ajout d’éléments inédits qui lient plus étroitement le paysage à la topographie rabelaisienne (fig. 3). Au jardin d’agrément des Thélémites s’ajoute par exemple un paysage fluvial, tandis qu’une ville fait son apparition sur la droite, rappelant le « grand corps de maison long de demye lieue, bien clair et assorty, en laquelle demouroient les orfevres, lapidaires, brodeurs, tailleurs […] fourniz de matiere et estoffe par les mains du seigneur Nausiclete » (G, 148). Le rapprochement le plus significatif avec la description de l’abbaye de Thélème se trouve néanmoins dans la disparition du cadran et des cloches sur la façade du palais, remplacés dans l’anonyme du Louvre par des pilastres et une riche ornementation qui correspondent à la volonté de frère Jean d’ériger un temple où « ne seroit horrologe ny quadrant aulcun » – car « la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement » (G, 138).

 

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[11] Luc Serck, Henri Bles et la peinture de paysage dans les Pays-Bas méridionaux avant Bruegel, thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 1990. Voir également, pour une lecture similaire, Michel Weemans, « Quel rapport entre un jeu de paume et le roi David ? Analogie et exégèse visuelle dans le David et Bethsabée de Herri met de Bles », dans Walter S. Melion et Lee Palmer Wandel (dir.), Early Modern Eyes, Leyde, Brill, 2010, pp. 157-206.
[12] Herri met de Bles, Paysage avec David et Bethsabée, Boston, Isabella Steward Gardner Museum, P25w40.
[13] Si l’hypothèse d’une citation visuelle de l’abbaye de Thélème dans le tableau de Bles est juste, il faut admettre que la transposition de l’espace fictif dans les jardins du palais de Coudenberg, résidence officielle de Charles Quint aux Pays-Bas (qui, dans les faits, y séjourne peu) n’est pas dénuée d’ironie, Thélème étant offerte à frère Jean en récompense de sa victoire contre l’armée de Picrochole, que la critique s’accorde généralement à considérer comme une caricature de Charles Quint.
[14] Lucas Gassel, Le palais des ducs de Brabant au Coudenberg (v. 1540-1548), Bruxelles, Musée de la ville de Bruxelles, K.1941.1.
[15] Michel Weemans, « Quel rapport entre un jeu de paume et le roi David ? Analogie et exégèse visuelle dans le David et Bethsabée de Herri met de Bles », art. cit., p. 176.
[16] Pour une lecture de cette épisode abondamment commenté, voir notamment Marie Madeleine Fontaine, « Le jeu de paume comme modèle des échanges : quelques règles de la sociabilité à la Renaissance », dans Libertés et savoirs du corps à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1993, pp. 99-111 ; Olivier Pot, « “L’énigme en prophétie” chez Rabelais : naissance et destin d’un genre », dans Daniel Martin, Pierre Servet et André Tournon (dir.), L’Enigmatique à la Renaissance : formes, significations, esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 2008, pp. 137-153 ; et Raphaël Cappellen, « L’énigme en prophétie, entre dualité auctoriale et pluralité interprétative (Gargantua, LVIII) », Op. cit., 2017 (en ligne. consulté le 13 mai 2024).
[17] Michel Weemans, Herri met de Bles. Les ruses du paysage au temps de Bruegel et d’Erasme, Paris, Hazan, 2013, p. 144. Frère Jean des Entommeures y fait allusion lorsqu’il mentionne que l’« on croyt le premier qui dict si l’esteuf est sus ou soubz la chorde » (G, 153).
[18] Ibid., p. 146.
[19] Pour un rapprochement entre ces textes et la description de l’abbaye de Thélème, voir François Rouget, « Rabelais lecteur de Castiglione et de Machiavel à Thélème (Gargantua, chap. 52-57) », dans François Cornilliat et al., Etudes rabelaisiennes, XLII, Genève, Droz, 2003, pp. 101-116.
[20] Pour une liste exhaustive de ces œuvres, on pourra consulter Michel Weemans, « Quel rapport entre un jeu de paume et le roi David ? Analogie et exégèse visuelle dans le David et Bethsabée de Herri met de Bles », art. cit., p. 192, n. 66.
[21] Lucas Gassel, David et Bethsabée, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum, Ella Gallup Sumner and Mary Catlin Sumner Collection Fund, 1956.618. On notera que l’antériorité du David de Bles sur celui de Gassel est toujours débattue par les spécialistes.
[22] Anonyme, Divertissement dans les jardins du palais du roi David, Paris, Musée du Louvre, Fonds des dessins et miniatures, INV 19202 recto.
[23] Michel Weemans, « Quel rapport entre un jeu de paume et le roi David ? Analogie et exégèse visuelle dans le David et Bethsabée de Herri met de Bles », art. cit., p. 198.