« Cité d’amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
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Fig. 6. A. Robida, L’Abbaye de Thélème,
1930

Fig. 7. A. Robida, L’Abbaye de Thélème, 1920

Fig. 8. A. Robida, Des Thélémites
rêvassant au son d’une viole
, 1920

Fig. 10. J.-A. Garnier, La Construction de l’abbaye
de Thélème
, 1897

Fig. 11. J.-A. Garnier, Thélémites au bain, 1897

Fig. 12. G. Doré, Gargantua observe
Thélème
, 1873

Dans la première édition de son Rabelais publiée aux éditions de La librairie illustrée en 1885 [36], Robida orne les derniers chapitres du Gargantua de dessins figurant les lices, galeries et piscines du manoir des Thélémites, pourvus d’une somptueuse ornementation gothique, en plus d’en exposer la tourelle, la galerie supérieure et la « merveilleuse viz » construite « en telle symmetrie et capacité, que six hommes d’armes la lance sus la cuisse povoient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment » (G, 140). C’est seulement dans la deuxième édition, procurée par Jules Tallandier en 1930 [37], que Thélème dévoile ses spectaculaires tours rondes, disposées selon toute vraisemblance en un plan quadrangulaire et surmontées d’une galerie qui permet aux pensionnaires de jouir d’une vue périphérique (fig. 6). Au premier plan, des Thélémites de retour d’une « vollerie », se dirigent vers l’élégante demeure édifiée à flanc de colline. Ils constituent, de toute évidence, le sujet principal de cette gravure.

Cette composition est à nouveau reproduite dans la pièce de Maurice Chevais inspirée des derniers chapitres de Gargantua et citée en exergue, Thélème, un prologue et 4 actes en vers (1920), pour laquelle l’auteur fait appel aux talents de Robida. Ce dernier fournit une soixantaine de dessins originaux, dont deux d’entre eux reprennent à peu de choses près le dessin de l’édition de 1903. Le premier figure à l’ouverture du premier acte (fig. 7), dont les didascalies émaillées de termes puisés à la source du texte rabelaisien fournissent une sorte d’ekphrasis [38]. Thélème s’élève à l’arrière-plan, précédée d’un portail où est gravée la célèbre devise. Le second dessin, disposé en pleine page, prend pour sujet un groupe de Thélémites rêvassant au son d’une viole dans le parc de cette « cité d’amour, de joie et de jeunesse » (fig. 8). Une didascalie décrit précisément la scène illustrée par Robida : « Les Thélémites forment différents groupes. Les uns sont étendus avec paresse. Les autres jasent, boivent, ou passent, enlacés. D’autres chantent, accompagnés par des violes, flûtes, harpes, théorbes » [39]. La composition est en fait calquée sur un dessin en couleurs du Rabelais de 1885 où figure le même groupe de Thélémites conversant dans les jardins de l’abbaye-château, à proximité d’un pavillon et de la fontaine des trois Grâces (fig. 9 ). Dans ces deux dessins, l’anti-monastère, qui fournit un cadre idéal à la fiction transfuge de Maurice Chevet, ne sert que de décor à l’exposition du mode de vie libertaire de ses occupants.

Entre les deux éditions du Rabelais de Robida, le peintre Jules-Arsène Garnier dévoilait ses propres illustrations du Pantagruel et du Gargantua dans une édition pourvue de 160 planches en couleurs [40]. Dans ces compositions peuplées de jeunes Thélémites dénudées, Garnier met à nouveau à profit le thème de la chasse au château et de la construction de l’abbaye-château. Au-devant, frère Jean examine les plans que lui présente un architecte, tandis qu’un ouvrier taille les pierres destinées à l’édification d’un château fort médiéval, dont on distingue la herse et la tour crénelée (fig. 10). Une tout autre vision s’offre au visiteur qui pénètre dans l’enceinte et circule entre la statue des trois Grâces et le tableau des jeunes Thélémites au bain, guidé, comme l’écrit Armand Sylvestre, par « l’hymne de l’éternelle et triomphante Beauté nue » [41] (fig. 11).

L’examen de ce corpus iconographique révèle que le traitement de l’épisode final de Gargantua est davantage centré sur les personnages que sur l’espace architectural. Les illustrateurs exploitent des thèmes communs (la partie de chasse, l’édification) avec un degré de fidélité au texte plutôt relatif, plus sensibles au caractère eutopique de l’utopie thélémite qu’au pouvoir évocateur de ses dimensions symboliques. Leur lecture tend de surcroît à gommer le gigantisme de Thélème et l’influence de ses prestigieux modèles architecturaux. Entre les travaux de Maurice Sand et de Jules-Arsène Garnier paraît néanmoins la célèbre édition illustrée de Gustave Doré, où le traitement réservé à Thélème diffère des interprétations graphiques proposées jusqu’alors. D’une part, Doré plonge le lecteur dans la cour de Thélème, alors que les illustrateurs privilégiaient généralement des scènes situées à l’extérieur, où le manoir des Thélémites n’apparaît qu’à l’arrière-plan. D’autre part, le graveur livre une interprétation personnelle qui témoigne d’une lecture attentive du texte de Rabelais.

La première édition du Rabelais de Doré, parue chez Joseph Bry en 1854, dans un petit format in-octavo permettant un tirage à faible coût, rencontre un succès immédiat et s’inscrit dans le corpus des classiques de la littérature que le dessinateur projette à cette époque d’illustrer [42]. Dans cette édition, Doré se limite néanmoins à reproduire l’entrée du temple rabelaisien et la devise thélémite placée au frontispice. La seule incursion à Thélème autorisée par Doré apparaît dans la seconde édition, publiée à la Librairie Garnier en 1873. Cette édition luxueuse publiée en in-folio, pour laquelle il exécute 60 planches hors texte et 658 dessins, connut un succès considérable. La gravure qui orne le chapitre LVII, « Comment estoient reiglez les Thelemites à leur maniere de vivre » (fig. 12), situe les Thélémites au centre d’un cortile (ou plus vraisemblablement d’un cloître à deux étages de style gothique), que l’on imagine difficilement être la cour intérieure d’un corps de logis « basty à six estages » où « à chascun angle estoit bastie une grosse tour d’angle » (G, 140). Cette prise de distance avec le texte procède d’une autonomisation revendiquée par Doré, comme il l’explique à propos de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo : « Dans un texte où tout est dit, et où le crayon n’a qu’à décalquer, mon imagination rest[e] sans emploi » [43]. En haut, au centre, Gargantua observe cette société aristocratique d’un air ennuyé, appuyé sur une tour d’angle quadrangulaire, tandis qu’un personnage accoudé au balcon dans une posture similaire à celle du géant nous invite à examiner la scène en contrebas. Leur air songeur, qui rappelle l’attitude mélancolique de plusieurs personnages peuplant les cinq Livres de Doré, véhicule une vision romantique qui va de pair avec le cadre du roman gothique. Au niveau inférieur, de jeunes Thélémites conversent autour d’un page jouant du cistre ou du théorbe. L’assimilation de Thélème à un ensemble monastique en fait l’une des rares représentations comme véritable abbaye, alors que les modèles de châteaux fournis par Rabelais suggèrent plutôt au lecteur une demeure princière « cent foys plus magnificque que n’est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly » (G, 140) [44]. François Billacois rapproche justement la « basse court » décrite au chap. LV du Gargantua d’un préau claustral : « il n’y a pas […] de cloître [à Thélème]. Cela, par contre, n’a pas retenu les commentateurs. Peut-être en partie parce que la cour intérieure a une vague ressemblance avec un cloître. Ressemblance formelle sur laquelle de bons esprits ont pu se tromper » [45]. Pour le critique, cet espace où « les religieux pas plus que Rabelais ne s’attardent […] et [dont] les baies qui l’entourent ne sont pas celles où l’on vient s’accouder et flâner » [46] semble occuper un rôle purement pratique. Doré, qui s’éloigne ostensiblement de la lettre pour proposer une demeure à échelle humaine, imagine pour sa part une cour animée – bien que dépourvue de jardin et de fontaine – qui renoue avec le rôle symbolique des cloîtres traditionnels. L’illustrateur semble toutefois avoir pressenti les dangers de cette cour guettée par l’ennui et l’atmosphère oppressante que relevait François Rigolot à travers l’« aspect coercitif » de ses anti-règles, énoncées sur le mode impératif [47]. Guy Demerson a d’ailleurs souligné l’aspect « inquiétant » de cette Thélème gothique, dont il compare la tour d’angle à une « sorte de mirador où s’appuie le Géant, silhouette oppressante qui occupe tout l’espace céleste pour épier ce petit monde reclus » [48]. Le traitement des ombres procure d’ailleurs à cette transposition visuelle un décor sombre et inquiétant qui tranche avec l’atmosphère des derniers chapitres du Gargantua.

 

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[36] Œuvres de Rabelais, dessins d’Albert Robida, Paris, Librairie illustrée, 1885, 2 vol. in-quarto. Sur le Rabelais de Robida, on pourra consulter l’article de Michel Thiébaut dans le présent numéro, de même que Julien Chauffour, « Albert Robida, illustrateur et imitateur de Rabelais », L’Année rabelaisienne, n° 4, 2020, pp. 363-383.
[37] Œuvres de Rabelais, dessins d’Albert Robida, introduction d’Octave Uzanne, Paris, Editions Jules Tallandier, 1930, 2 vol. in-quarto.
[38] « Dans la cour, des sculptures sur socle, des colonnades formant un “Castor et Pollux”, “gros piliers de cassidoine et porphyre, à beaux arcs d’antique”. Au long de ces colonnes des plantes grimpantes, volubilis, viornes, glycines. Pelouses, bancs de marbre, semi circulaires, avec dossiers. Quelques trépieds supportant de larges cupules où brûlent des parfums. […] A droite, le coin d’une terrasse à balustrade où l’on accède par un large escalier de marbre, dont les rampes, bordures de pierre, colonnettes, sont “aornées”, frisées, fleuronnées, et connaissent déjà toute l’exubérance de la Renaissance. De cette terrasse, qui domine la cour de quelques pieds seulement, on aperçoit le parc et le palais. Le palais tient le milieu, dernier plan. Colossale merveille. Grande débauche de sculptures et de bas-reliefs dans ses blanches façades. Galeries découpées, avec magnifiques balustrades et arceaux à guipure [sic] ; tourelles élégantes, accrochées aux angles ; fenêtres à meneaux et croisillons, richement encadrées ; rosaces à vitraux ; corniches d’où s’élancent de fantastiques gargouilles ; flèches aériennes, cheminées et lucarnes très décorées. Large perron de marbre blanc ; grand porche central au-dessus duquel se lit, en lettres flamboyantes, la fameuse devise : “Fay ce que vouldras” », Maurice Chevais, Thélème : un prologue et 4 actes en vers, s. l., s. n., 1920, p. 50.
[39] Ibid., p. 51.
[40] François Rabelais, Rabelais et l’œuvre de Jules Garnier, illustrations de Jules-Arsène Garnier, Paris, E. Bernard et Cie, 1897, 2 vol. in-quarto.
[41] Armand Sylvestre, Le nu de Rabelais d’après Jules Garnier, Paris, E. Bernard, 1892, p. 12.
[42] « Je conçus à cette époque [1855], le plan de ces grandes éditions in-folio dont le Dante a été le premier volume publié. Ma pensée était, et est toujours celle-ci : faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique », cité dans Blanche Roosevelt, La Vie et les œuvres de Gustave Doré, Paris, Librairie illustrée, 1887, pp. 187-190.
[43] Cité dans Annie Renonciat, Gustave Doré, Paris, Delphire, 2013, p. 8.
[44] A ce propos, voir Marie-Luce Demonet, « Dessiner Thélème », dans Stéphan Geonget (dir.), « Ces belles billevesées ». Etudes sur le Gargantua, Genève, Droz, 2019, pp. 9-39. On pourra comparer l’aspect de cette Thélème gothique à la gravure de l’abbaye de Seuilly ornant le chap. XXVII.
[45] François Billacois, « Thélème dans l’espace et en son temps », art. cit., p. 104.
[46] Ibid., p. 105.
[47] François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, 2009 [1972], pp. 79 sqq.
[48] Guy Demerson, « Fay ce que voudras », Bulletin des amis de Rabelais et de la Devinière, vol. VI, n° 3, 2004, p. 273.