« Cité d&rquo;amour, cité des arts » :
Thélème vue par ses illustrateurs

- Olivier Séguin-Brault
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Fig. 4. Anonyme, Un architecte présente
à Gargantua le plan de Thélème
, 1830

Fig. 5. M. Sand, Comment Gargantua fait bastir
pour le moyne l’abbaye de Theleme
, 1842-1850

En outre, bien que le domaine soit toujours pourvu de « murailles au circuit », l’artiste a pris soin de dégager des ouvertures, ayant sans doute à l’esprit le bon mot de frère Jean : « où mur y a et davant et derriere, y a force murmur » (Ibid.). Le jeu de paume mis en évidence par l’admoniteur sur la terrasse se trouve désormais soustrait aux regards indiscrets du fou en costume, tandis qu’une ouverture pratiquée dans l’enceinte du terrain donne accès librement à l’aire de jeu. Si cette hypothèse est juste, l’artiste aurait donc cherché à renforcer la cohérence de la citation visuelle dans le modèle de Bles par l’ajout et la suppression de détails architecturaux. Quoi qu’il en soit, ce dessin et le corpus d’œuvres dans lequel il trouve place permettent de mesurer la fortune du David de Bles et de son ekphrasis visuelle de l’abbaye de Thélème, sujet d’un exercice « scolaire » qui forme le pendant pictural des exercices préparatoires de rhétorique que subvertit Rabelais dans les derniers chapitres du Gargantua [24].

 

« Cy entrez » : Thélème avec ou sans clefs

 

En dehors du cas particulier du David et Bethsabée de Bles, dont nous ne connaissons aucun équivalent, et à l’exception des bois ornant les éditions des XVIe et XVIIe siècles qui circulent généralement d’un ouvrage à l’autre et n’ont pas été gravés spécifiquement pour illustrer les récits rabelaisiens, la mise en image de Thélème débute véritablement à la toute fin du XVIIIe siècle. Il faut en effet attendre l’édition anonyme des Œuvres de Rabelais sortie des presses de Ferdinand Bastien en 1797-1798 (an VI du calendrier républicain) pour qu’une illustration de Thélème accompagne les derniers chapitres de Gargantua [25]. Cette édition ornée de 76 gravures est suivie des commentaires du réformé rouennais Pierre-Antoine Motteux [26] – aussi connu sous le nom de Peter Anthony Motteux, ou Le Motteux –, dans une traduction de César de Missy [27]. On y trouve en outre une notice sur la vie de Rabelais, un important glossaire (« Alphabet de l’autheur françois ») repris à l’édition elzevirienne (1663) et une nouvelle « clef de Rabelais » [28]. L’une de ces « clefs », que les éditions suivantes s’abstiendront de reproduire, trace d’ailleurs un parallèle entre l’abbaye de Thélème, que Motteux considère comme le « modèle d’une société religieuse » [29], et le « Protocole du Concile de Trente » [30]. Cette édition se distingue par son riche corpus iconographique, qui accorde une importance particulière aux structures architecturales imaginées par Rabelais. En plus des trois illustrations documentaires sur la Devinière et d’une carte du Chinonais qui situe précisément Thélème sur l’île Sainte-Barbe, toutes empruntées à l’édition ducatienne de 1711, quatre gravures sont réservées au temple de la Dive Bouteille et à sa « mirificque fontaine ». Au chap. LIII apparaît une illustration pleine page de l’anti-monastère (fig. 4) où un architecte présente à Gargantua le plan de Thélème, face à un arc monumental faisant office de portail, où se lit la devise latine « Fac quod vis », suivie de l’inscription « Thelemitæ ». Thélème, pourvue de fortifications bastionnées, apparaît comme une place forte édifiée dans l’esprit de l’architecture militaire de la Renaissance [31].

En dépit d’un tirage restreint de 250 exemplaires, les planches de l’édition anonyme de 1797-1798 sont reprises dans la Galerie rabelaisienne (1829) et le Rabelais analysé de Francisque Michel (1830) [32], qui en assurent un plus large rayonnement. Une courte notice explicative accompagne chacune des scènes représentées dans ces éditions et en livre une interprétation succincte, destinée à un public pour lequel les livres de Rabelais sont jugés « trop difficile[s] à lire dans leur style original ». En regard de l’abbaye de Thélème, l’éditeur observe ainsi que

 

Le principal personnage de cette gravure est Gargantua à qui un architecte présente le plan de l’abbaye de Thélème, qui se trouve toute bâtie derrière lui ; il semble, en la [sic] touchant de son sceptre, en donner l’investiture à Frère Jean, qui est debout devant lui, tenant son bâton de croix à la main et ayant à son côté son redoutable braquemart, par-dessus son froc. On aperçoit une foule de gens qui s’empressent d’entrer dans l’abbaye [33].

 

Dérobée au monde, la splendeur de Thélème semble réservée au seul regard de ses nobles pensionnaires. Au « lecteur benevole », laissé au pas de la porte, de franchir le portail pour accéder aux promesses de l’utopie thélémite.

Aux XIXe et XXe siècles, plusieurs artistes ont travaillé à l’illustration des textes de Rabelais. Dans ces éditions, Thélème apparaît généralement comme un décor lointain et constitue rarement le sujet principal de la mise en image. A la fin des années 1840, George Sand travaille à une édition illustrée des récits rabelaisiens avec son fils Maurice Sand. Des 184 vignettes en couleur initialement envisagées, seule une cinquantaine sera réalisée, marquant (en dépit de leur caractère inédit) « une étape dans la vision iconographique de Rabelais » [34]. Quatre des 43 gouaches prévues pour le Gargantua devaient décorer la séquence de l’abbaye de Thélème. En comparaison, 10 vignettes sont destinées à l’épisode du temple de la Dive Bouteille. Thélème fait une apparition discrète à l’arrière-plan d’une illustration intitulée « Retour de chasse à l’abbaye de Thélème » (fig. 5), dans une scène vraisemblablement tirée du chap. LVII où Rabelais mentionne que « pour voller ou chasser, les dames [étaient] montées sus belles hacquenées avecques leur palefroy gourrier » (G, 149). Quant à l’aspect de Thélème, le corps de bâtiment en L flanqué d’une tour ronde à créneaux et mâchicoulis évoque davantage les formes du monastère médiéval que celles du palais princier. L’artiste semble avoir pris d’importantes libertés avec le texte de Rabelais, plus soucieux de rendre compte de la « manière de vivre des Thélémites » que de leur manoir, qui a dans les faits bien peu à voir avec le bâtiment « en figure exagone [où] à chascun angle estoit bastie une grosse tour ronde » (G, 139).

Quelques années plus tard, Albert Robida reprend le thème de la partie de chasse à Thélème pour son édition des Œuvres de Rabelais, dans une composition similaire à celle de Maurice Sand. Pour cette édition richement décorée, l’illustrateur réalise près de 600 dessins et multiplie les détails architecturaux, pour lesquels il nourrit un penchant particulier. Après s’être exercé à l’architecture des Vieilles villes d’Italie (1878), de Suisse (1879) et d’Espagne (1880), Robida se renseignait à cette époque sur l’architecture du pays chinonais pour son édition illustrée de La vieille France (1892) [35], qui s’inscrit dans la continuité des Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France publiés entre 1820 et 1878, où Isidore Taylor, Charles Nodier et leurs collaborateurs répertoriaient les monuments historiques de cinq régions françaises.

 

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[24] Sur la description de Thélème et la tradition rhétorique de l’ekphrasis, voir notre article « Thélème : parcours descriptif et mécanique rhétorique », L’Année rabelaisienne, n° 2, 2018, pp. 283-293.
[25] Œuvres de maître François Rabelais, suivies des remarques publiées en anglois par M. Le Motteux, et traduites en françois par C. D. M., commentaires de Pierre-Antoine Motteux, César de Missy (trad.), Paris, Ferdinand Bastien, vol. I, an VI [1797-1798], 3 vol. in-octavo.
[26] François Rabelais, The Whole Works of Francis Rabelais, M. D., Pierre-Antoine Motteux (éd. et trad.), Londres, s. n., 1693-1694. Sur cette édition, voir Elsa Kammerer, « Rabelais européen. Premières traductions et constitution d’un “classique” (J. Fischart, Th. Urquhart, N. J. Wieringa, P. Le Motteux, 1575-1694) », Revue des sciences humaines, n° 337, 2020, pp. 23-38 ; de même que Bruna Conconi, « Londres, 1694 : Pierre Le Motteux interprète le Quart Livre de Rabelais », dans Franco Giacone (dir.), Langue et sens du Quart Livre, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 27-43 ; et Roger Craik, « The Pioneer Translators of Rabelais: Sir Thomas Urquhart and Pierre Motteux », Translation Review, vol. LI-LII, n° 1, 1996, pp. 31-42.
[27] La traduction des commentaires de Motteux procurée par César de Missy paraît pour la première fois un demi-siècle plus tôt dans Pierre-Antoine Motteux, Remarques de Pierre Le Motteux sur Rabelais, César de Missy (trad.), Londres, s. n., 1740.
[28] Voir également les « clefs » de l’édition des Œuvres de M. François Rabelais […] Avec l’explication de tous les mots difficiles. Et la clef de Rabelais, s. l. [Rouen], s. n., 1675 (rééd. en 1691 avec une « clef nouvellement augmentée »).
[29] Œuvres de maître François Rabelais, suivies des remarques publiées en anglois par M. Le Motteux, et traduites en françois par C. D. M., Op. cit., t. III, p. 453.
[30] Dans la préface de son Rabelais moderne (1752), l’abbé de Marsy dénoncera les limites de cette interprétation et s’en prendra au système allégorique de Motteux : « M. le Motteux veut qu’on reconnaisse dans Grandgousier Jean d’Albret roi de Navarre : dans Gargantua, Henri d’Albret fils de Jean : dans Pantagruel, Antoine de Vendome, successeur de Henri : dans Frere Jean des Entommeures, Odet de Chatillon, cardinal : dans Panurge, le célèbre Jean de Montluc, évêque de Valence, etc. (…) Que M. le Motteux nous apprenne donc, quel est le fondement de son système à cet égard, et sur quoi porte la ressemblance qu’il prétend trouver entre le prince Henri et Gargantua. (…) [A]vec de tels principes on fera ressembler Gargantua, non seulement à Henri d’Albret ; mais à tout autre prince qu’on voudra se figurer » (Le Rabelais moderne, ou les œuvres de maître François Rabelais, François-Marie de Marsy [éd.], Amsterdam, Jean Frédéric Bernard, 1752, vol. I, pp. XXVI-XXXI). Sur cette dernière édition, on pourra voir Claude La Charité, « L’abbé de Marsy, éditeur mondain de Rabelais », L’Année rabelaisienne, n° 7, 2023, pp. 69-90 ; et Anna Arzoumanov, « Questionnements éthiques sur le discours critique. L’exemple des clefs d’Ancien Régime », Littératures classiques, vol. LXXXVI, n° 1, 2015, pp. 57-66.
[31] Voir, par exemple, les fortifications hexagonales décrites par Girolamo Maggi et Giacomo Castriotto dans Della fortificatione delle città (1564), ou encore le plan hexagonal de la cité idéale de Neuhäusel (Hongrie, 1663). Cette gravure participe en outre de l’appropriation révolutionnaire de l’œuvre de Rabelais, dont témoigne par exemple la publication contemporaine de L’autorité de Rabelais dans la révolution présente de Pierre-Louis Ginguené (1791). Comme le fait valoir Lou-Ann Marquis : « Cette gravure témoigne d’un désir impérieux : celui de donner corps à la perfection, de la matérialiser. Ainsi, l’inscription de la devise de l’abbaye sur un monument, objet concret, montre la volonté qu’avaient les révolutionnaires de s’approprier Thélème, irréalisable abbaye antithétique, pour la transformer en un modèle concrètement applicable. (…) En outre, le monument représenté s’inscrit dans la droite ligne de l’architecture révolutionnaire », dans « L’abbaye de Thélème de Rabelais et le discours utopique », dans Yves Bourassa (dir.), Critique des savoirs sous l’Ancien Régime, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 179.
[32] L.-J. Catalan, Galerie rabelaisienne ornée de 76 gravures, ou Rabelais mis à la portée de tout le monde, Paris, J.-N. Barba, 1829 ; Francisque Michel, Rabelais analysé, ou explication de 76 figures gravées pour ses œuvres, par les meilleurs artistes du siècle dernier, Paris, J.-N. Barba, 1830.
[33] Francisque Michel, Rabelais analysé, Opcit., p. 31.
[34] Gilles Gudin de Vallerin, « Gouaches et dessins de Maurice Sand pour une édition de Rabelais par George Sand (1842-1850) », dans Elie Pélaquier, Henri Michel et Roland Andréani (dir.), Des moulins à papier aux bibliothèques. Le livre dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIe-XXe siècles), Montpellier, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2003, t. II, p. 454. Voir également Lise Bissonnette, Maurice Sand. Une œuvre et son brisant au XIXe siècle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016.
[35] Albert Robida, La vieille France. Touraine, Paris, Librairie illustrée, 1892 (rééd. Paris, Inter-livres, 1992).