Enfin, Doré témoigne d’une haute conscience des possibilités narratives de cet « art invisible » qu’est la bande dessinée [82]. Exprimant son désintérêt pour le règne de certains tsars, Doré les expédie en deux cases où la gravure se résume à deux zéros ; la troisième case de la bande (fig. 22) évoque enfin le règne de la grande Catherine, sur lequel Doré s’étend longuement. Ailleurs, l’enchaînement des coups d’Etats devient si rapide que le dessinateur concentre en une case la succession de huit tsars (fig. 23) [83]. L’ellipse peut ainsi prendre une véritable dimension destructive [84] : la période la plus sombre du règne d’Ivan le Terrible est d’abord expédiée par la célèbre tache de sang (monochrome rouge) qui invite le lecteur à « cligner de l’œil » avec le narrateur pour « n’en voir que l’aspect général » (fig. 24), avant de revenir au dessin à la page suivante, car « vers l’an 1561, cela redevient plus montrable » [85]. Cette autocensure facétieuse engendre plus loin une nouvelle pirouette narrative : Doré répète le même procédé, mais cette fois en le mêlant à la gravure, qui montre les tsars succédant à Ivan, armés de balais et chiffons, et qui « mettent toute leur gloire à récurer le sol de la Russie » (fig. 25).
Dans une autre séquence également célèbre, au sujet de Catherine II, Doré se dit incapable de dessiner une « orgie russe » et la représente donc à l’antique, se démarquant plaisamment des artistes académiques :
J’ai donc voulu ennoblir cet indécent tableau, en le rendant romain et en le transportant dans les siècles les plus reculés. D’ailleurs, n’est-il pas de notoriété publique que le vice et la débauche ne peuvent être plus nobles en peinture qu’à condition d’être antiques, c’est-à-dire de bonne école. Pour moi, je n’y connais rien, mais demandez plutôt à un peintre de goût ou à un lauréat de l’école des Beaux-Arts, ils sauront vous dire cela [86].
Ainsi c’est le lecteur lui-même qui est chargé de rétablir la violence ou l’obscénité que Doré dérobe aux regards, selon un mécanisme fondamental de la bande dessinée, proche de l’ellipse, et décrit par Scott McLoud par une métaphore très adaptée à notre propos : « du sang dans le caniveau » – le caniveau étant l’espace entre les cases, et le sang le processus interprétatif par lequel le lecteur reconstitue l’enchaînement de cause à effet (par exemple, la première case représente un personnage armé d’une hache, la seconde un cri dans la nuit) [87].
Et Doré de se représenter lui-même en débat avec son propre « crayon », lequel « s’arrête scandalisé devant les pages de Karamsin » [88]. L’artiste ainsi dédoublé se trouve forcé de poursuivre sa tâche par son éditeur, ce qui les amène tous trois (l’éditeur, le dessinateur et son crayon) au tribunal où Doré se disculpe en affirmant qu’il n’avait pas lu les historiens avant de signer le contrat, tandis que l’éditeur est contraint de couvrir la scène incriminée d’une feuille de vigne qui ne dissimule pas, cependant, les cheveux du profil de Catherine, qui par une métaphore graphique saisissante sont transformés en crocs de boucher (fig. 26). La créativité lexicale ne cède en rien à la créativité graphique, puisque Doré forge pour l’occasion le néologisme « feuildevigner ». Son inventivité joue ainsi, comme celle de Rabelais, de la toute-puissance du narrateur qui exhibe, de façon provocante, l’arbitraire de sa décision de dire ou de taire, de dessiner à propos ou hors de propos ; et c’est bien sa fantaisie, inséparablement littéraire et figurative, qui produit le récit même [89].
Conclusion
Si, par son travail d’illustrateur, Doré apparaît incontestablement, selon le mot de Sainte-Beuve, comme un « traducteur supérieur et libre » [90], on voit que sa pratique de la bande dessinée lui a permis, avec plus d’inventivité encore, de « conjugue[r] […] différentes modalités d’appropriation des textes » [91]. Doré qui, dans ces pages, ne craint pas le déséquilibre ou la disproportion du texte et/ou du dessin, ni de rompre sa narration, ni de faire du rapport texte-image un nouveau lieu pour le ludisme linguistique, se montre ici davantage en imitateur voire adapteur de Rabelais qu’en illustrateur – alors que, dans son Rabelais illustré, l’image se tient, plus sage, en regard de la page du romancier.
L’affirmation de Doré comme auteur s’est donc faite, de façon paradoxale, dans la continuité de son travail d’illustrateur de Rabelais ; Blanche Roosevelt rapporte que :
Décrire le succès de la Sainte Russie serait revenir sur celui de Rabelais. Ces scènes brillantes venant avec une incroyable rapidité sur les talons de Gargantua excitèrent à la fois les transports d’admiration et des doutes incrédules. Cependant, nul autre que lui n’en fut l’auteur, et dans tout Paris personne n’aurait pu l’égaler en originalité et en finesse [92].
Ce témoignage semble recevable ; D. Kunzle évoque au contraire un échec relatif, mais il pense qu’il n’existe qu’une édition de l’ouvrage [93], alors qu’une seconde semble avoir paru la même année, un mois après la première [94]. Mais si succès il y eut, il fut indéniablement éphémère, comme le fait valoir le même auteur – d’abord avec la résistance opposée par l’armée russe qui rendit en peu de temps les outrances de Doré beaucoup moins recevables ; ensuite avec la signature de la paix avec la Russie, précipitée par Napoléon III, et qui aurait entraîné le retrait de l’ouvrage de la vente [95]. L’artiste évita même, par la suite, d’évoquer cet album : il allait chercher d’autres voies pour sa reconnaissance que celle de la bande dessinée – à commencer par l’illustration des grands classiques [96].
Il y a dans la Sainte Russie quelque chose de « cette facilité miraculeuse et perfide » que Nadar prétendait discerner chez Doré, facilité qui lui faisait, prétendait-il encore, « un effet de monstre » mais qui se révèle apte à traduire la langue de Gargantua en un idiome nouveau. « Matagraboliseur » comme Töpffer, Doré a ainsi non seulement ouvert la voie aux adaptations de Rabelais en bande dessinée, mais aussi à la recherche de moyens graphiques aussi déroutants que ceux de l’œuvre originale. Il est significatif que la plus notable de ces adaptations, au siècle suivant, ait été le fait d’un dessinateur d’avant-garde également illustrateur, le Vénitien Dino Battaglia, qui s’appliqua, notamment en effaçant et en débordant le cadre des cases [97], à déconstruire les codes de la bande dessinée. En un temps où ces codes n’étaient pas aussi clairement établis, Doré s’était, déjà, aventuré bien au-delà des voies tracées par Töpffer et ses épigones. Et, bien avant Battaglia (et sans opérer les simplifications et réductions auxquelles celui-ci a dû procéder pour des raisons éditoriales [98]), il avait lui aussi produit un récit d’une grande économie, substituant à la copia rabelaisienne celle, invisible, qu’engendrent les grands espaces blancs qui entourent cases et images, et le vaste espace interprétatif ouvert par le texte, la gravure et leurs décalages.
[82] S. McCloud, L’Art invisible : comprendre la bande dessinée [Understanding Comics : the Invisible Art, 1993], trad. D. Petitfaux, Paris, Vertige graphic, 1999.
[83] Ce procédé est décrit par T. Groensten comme un « sous-découpage », qui « consiste à utiliser un minimum d’images pour évoquer une séquence d’action complexe ou de longue durée » (« De l’élasticité du temps dessiné », dans La Bande dessinée et le temps, Op. cit., pp. 13-66, ici p. 23.
[84] L’iconoclasme de Doré ne cesse de produire de nouvelles images, comme on va le voir. Sur le rapport entre la production et la destruction des images, on consultera avec profit le diptyque consacré à ces thèmes : L’Engendrement des images en bande dessinée, et La Destruction des images en bande dessinée, sous la direction d’H. Garric, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013 et 2021. Pour la Sainte Russie, voir en particulier H. Garric, « Démembrement et destruction des images », dans La Destruction…, Op. cit., pp. 155-170.
[85] Sainte Russie, p. 91.
[86] Ibid., p. 123.
[87] S. McCloud, Op. cit., p. 60 sqq. Voir par exemple l’enchaînement des coups d’Etat sur une seule planche : Sainte Russie, p. 43. Le terme « ellipse » traduit mal le terme closure employé par S. McCloud, qui évoque aussi le travail mental du lecteur pour rétablir la continuité du récit où l’auteur de bande dessinée, au contraire, a procédé à un découpage ; pour le débat autour de cette notion, voir T. Groensteen, La Bande dessinée et le temps, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2022, pp. 13-17.
[88] On se souvient par ailleurs que Rabelais demande à son lecteur de ne pas se « scandaliser » dans le dizain liminaire de Gargantua.
[89] Selon une logique propre aux auteurs de bande dessinée « complets », à la fois scénaristes et dessinateurs, comme le montre B. Peeters, « Le scénariste et l’engendrement des images », dans L’Engendrement des images en bande dessinée, Op. cit., pp. 181-192. Au sujet de Töpffer et Hergé, il remarque (p. 187) que « Toute la fiction se développe comme une improvisation feuilletonesque, guidée davantage par les trouvailles du dessinateur que par le plan d’un scénariste » ; et de citer les mots d’Hergé : « Les gags naissent des accidents du crayon ».
[90] Cité par A. Renonciat, Gustave Doré, Paris, Delpire, 2013, p. 8.
[91] Comme l’écrit A. Renonciat au sujet de Doré illustrateur (Ibid.).
[92] Roosevelt, La vie et les oeuvres de Gustave Doré, d’après les souvenirs de sa famille, de ses amis et de l’auteur ; ouvrage traduit de l’anglais par M. Du Seigneux ; préface par Arsène Houssaye, 137.
[93] Voir D. Kunzle, « Gustave Doré’s History of Holy Russia », art. cit., p. 284.
[94] Voir supra.
[95] Voir D. Kunzle, « Gustave Doré’s History of Holy Russia », art. cit., pp. 285-288.
[96] Ibid., p. 283.
[97] D. Battaglia d’après F. Rabelais, Gargantua & Pantagruel [1re parution dans Il Giornalino,1979], Saint-Egrève, Mosquito, 2001 pour la version française. Voir V. Nicaise-Oudart, « Dino Battaglia et Rabelais : dialogues de l’écriture et de la Bande Dessinée », 2005 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024) ; E. Hamaide-Jager et I. Olivier, « Des paroles gelées aux images perlées de diverses couleurs : Rabelais lu et vu par des illustrateurs contemporains pour la jeunesse », dans Renaissance imaginaire. La réception de la Renaissance dans la culture contemporaine, sous la direction de S. Provini et M. Bost-Fievet, Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 241-270.
[98] V. Nicaise-Oudart, « Dino Battaglia et Rabelais : dialogues de l’écriture et de la Bande Dessinée », art. cit.