Gargantua au pays des oukases,
ou Rabelais mis en cases : l’Histoire
de la sainte Russie
de Gustave Doré (1854)

- Lionel Piettre
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Résumé

Avec l’Histoire de la sainte Russie, publiée en 1854 dans la foulée de son Rabelais illustré, Gustave Doré livre son quatrième et dernier album de bande dessinée, dans la lignée de la « littérature en images » d’un Töpffer et de l’excentricité d’un Sterne. Le présent article montre que la Sainte Russie est également à lire comme une imitation du Gargantua. Doré s’y livre en effet à une parodie d’historiographie qui s’appuie sur le modèle rabelaisien, auquel il multiplie à plaisir les références et dont il reprend les pirouettes narratives. Mieux, il recopie (et travestit) des passages de Rabelais, ou encore imite son écriture, au point d’en faire le « seul véritable historien de la Russie ». Enfin, Doré crée une langue d’art nouvelle, qui joue sur les codes de la bande dessinée naissante, non sans les malmener, s’inspirant du propre travail de Rabelais sur la langue.

Mots-clés : Rabelais, imitation, Russie, guerre de Crimée, chronique, livre illustré, bande dessinée, Töpffer

 

Abstract

With the History of Holy Russia, published in 1854 following his illustrated edition of Rabelais, Gustave Doré presents his fourth and final comic album, following in the tradition of the “literature in images” of Töpffer and the eccentricity of Sterne. This article demonstrates that Doré’s Holy Russia is also to be read as an imitation of Gargantua. Doré engages in a parody of historiography, drawing on the Rabelaisian model, referencing it abundantly, and adopting its narrative tricks with pleasure. Moreover, he copies – and distorts – passages from Rabelais, mimicking his writing to the extent of declaring him the “sole true historian of Russia”. Finally, Doré invents a new artistic language that plays with the codes of emerging comics, sometimes challenging them, inspired by Rabelais’s own linguistic innovations.

Keywords: Rabelais, imitation, Russia, Crimean War, chronicle, illustrated book, comic strip, Töpffer

 


 

 

En 1854, Gustave Doré, à peine âgé de vingt-deux ans, faisait paraître son Rabelais illustré [1] et, trois mois plus tard, publiait chez le même éditeur, J. Bry, une Histoire de la Sainte Russie riche de 543 dessins gravés sous la direction de Noël-Eugène Sotain [2] . Il s’agissait de son quatrième (et dernier) livre utilisant un langage narratif neuf, que son « père » Rodolphe Töpffer avait nommé « littérature en estampes », et qui ne s’appelait pas encore bande dessinée [3]. La Sainte Russie, « that huge summum of comic strip » [4], a déjà vivement intéressé les spécialistes qui ont cherché à la situer précisément dans l’histoire de l’art, dans la lignée des Töpffer, Nadar et Cham [5], mais aussi de dessinateurs non narratifs comme Grandville ou Daumier [6] ; tout en soulignant par ailleurs l’originalité de Doré, ce jeune homme à « l’imagination énorme et surabondante » [7] qui fut « le premier (et pour longtemps le seul) à se démarquer radicalement de la tradition töpfferienne » de la bande dessinée [8].

Fascinée par cet album qui, relevant en son temps d’un art mineur, a dû attendre la fin du XXe siècle pour qu’on y voie un chef-d’œuvre de cet art désormais consacré, la critique s’est aussi, bien sûr, intéressée à la russophobie débridée qui s’y exprime – et destinée à une étonnante postérité [9] –, dans le contexte de la guerre de Crimée (1853-1856) et du nationalisme revanchard hanté, sous Napoléon III, par le souvenir de la campagne de Russie perdue en 1812 par son oncle.

La critique, en revanche, s’est peu attardée sur le lien qui unit la Sainte Russie aux œuvres de Rabelais, alors même que Doré commença la réalisation de l’album au moment où il achevait d’illustrer les Œuvres éditées par Paul Lacroix, qui l’avait pris sous son aile [10]. Ce lien a pourtant été vivement perçu par T. Groensteen, qui voit dans la Sainte Russie « une œuvre rabelaisienne, expérimentale et quelque peu monstrueuse », d’une « verve délirante » [11], et par D. Kunzle, pour qui le dessinateur, ici, semble avoir « utilisé l’idiome pour lequel il était déjà connu, sur un texte écrit par lui et qui était aussi, linguistiquement, caricatural d’une façon unique, sub-rabelaisienne : l’histoire de la Russie comme tournée en dérision par un moderne Rabelais » [12]. Bien sûr, si Doré fait du Rabelais, c’est aussi parce qu’il fait du Töpffer – ce féru de Rabelais, dont le même D. Kunzle dit joliment qu’il fut le « matagraboliseur de la bande dessinée » [13]. En outre, l’humaniste pouvait être vu, notamment depuis sa lecture par Voltaire, comme un pourfendeur de l’obscurantisme religieux [14] et, depuis la Révolution [15], comme celui de toutes les tyrannies, autant d’interprétations qui devaient faire florès avec les romantiques – et qui allaient se trouver particulièrement adaptées à la satire de l’autocratie orthodoxe.

Un rapprochement plus précis s’impose, cependant, entre l’Histoire de la Sainte Russie et le Gargantua. Dans la présente étude, je montrerai que Doré ne s’est pas contenté, par un foisonnement de clins d’œil et de réminiscences, de rendre hommage à Rabelais, ni même de le pasticher [16]. En un geste qui évoque ce qu’on appelait à la Renaissance l’imitation [17], et qui relève sinon de l’adaptation, du moins d’une forme de « transécriture » [18], le dessinateur a transposé en bande dessinée des motifs, des séquences et des procédés littéraires du Gargantua, donnant même l’impression de produire avec la Sainte Russie un Gargantua au goût du jour, dans un langage nouveau où la mise en cases n’empêche pas que resurgisse, ici et là, le texte brut de Rabelais.

 

Doré-Alcofribas : un hommage appuyé à la « chronique » rabelaisienne

 

Le titre de l’édition originale mérite d’être cité : Histoire dramatique, pittoresque et caricaturale de la sainte Russie, d’après les chroniqueurs et historiens Nestor, Nikan, Sylvestre, Karamsin, Segur etc., etc., etc., commentée et illustrée de 500 magnifiques gravures par Gustave Doré, gravées sur bois par toute la nouvelle école sous la direction générale de Sotain […]. Un tel intitulé souligne l’énormité de l’entreprise, tant du point de vue du travail du dessinateur que de celui du graveur, qui employa des procédés nouveaux pour suivre les fantaisies de l’artiste [19] ; mais aussi du point de vue de Doré scénariste, qui affiche l’ampleur de ses sources et de son dessein de raconter toute l’histoire de la Russie.

 

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[1] Œuvres de François Rabelais, contenant la vie de Gargantua et celle de Pantagruel, augmentées de plusieurs fragments et de deux chapitres du Ve livre […] Illustrations par Gustave Doré, Paris, J. Bry aîné, 1854 (en ligne sur Gallica).
[2] G. Doré, Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie […], Paris, J. Bry aîné, 1854 (en ligne sur Gallica). Tous les extraits cités infra sont tirés de cette édition – notée désormais Sainte Russie. Le Rabelais est enregistré dans le n° 12 de la Bibliographie de la France du 25 mars ; la Sainte Russie dans le n° 24 du 17 juin. Sa mise en vente est publiée dans le Feuilleton du Journal de la librairie (n° 23) du 11 juin ; l’annonce précise : « Par GUSTAVE DORE, qui a si bien interprété Rabelais. […] Cette édition suivra celle de Rabelais qui touche à sa fin. » Une deuxième édition est annoncée dans le n° 27 du 8 juillet.
[3] Sans être à proprement parler l’inventeur du procédé (et sans reprendre ici l’ensemble du débat critique à ce sujet), Töpffer est celui qui lui assure tout à la fois sa diffusion assez large, sa première reconnaissance et « sa conscience de soi, comme mode d’expression spécifique » selon T. Groensten, « Les histoires en images, des origines à 1914 », dans La Bande dessinée : son histoire et ses maîtres, Paris/Angoulême, Skira-Flammarion/Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2009, p. 17. Voir surtout D. Kunzle, Father of the Comic Strip : Rodolphe Töpffer, Univ. Press of Mississippi, 2007 ; T. Groensteen et B. Peeters (dir.), Töpffer : l’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994 ; T. Smolderen, Naissances de la bande dessinée : de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009 ; C. Filliot, La Bande dessinée au siècle de Rodolphe Töpffer. Suivi d’un catalogue des albums et feuilletons publiés à Paris et à Genève (1835-1905), thèse de doctorat sous la direction de J. Dürrenmatt, université Toulouse 2-Le Mirail, 2011 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[4] D. Kunzle, Gustave Doré : Twelve Comic Strips, Univ. Press of Mississippi, 2015, « Preface ».
[5] Sur les influences du jeune Doré, voir A. Sausverd, « Imiter et dépasser ses maîtres, les travaux du jeune Doré », Nouvelles de l’estampe, n° 270, 2023 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[6] Voir D. Kunzle, Gustave Doré, Op. cit., « Introduction » ; et L. Baridon, « Grandville-Doré : une filiation paradoxale », Nouvelles de l’estampe, n° 270, 2023 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024). Voir aussi Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, 1830-1880 : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2005.
[7] Selon les mots de son propre père dans une lettre de 1848, citée dans Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, Op. cit., p. 398. Voir A. Vaillant, « Rire de l’histoire et comique absolu : la Sainte Russie de Gustave Doré », Ecrire l’histoire, n° 10, 2012, pp. 89-100 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024) ; et surtout L. Baridon, « Un iconoclaste au pays des icônes : originalité et postérité des procédés visuels dans l’Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie », Actes du colloque international « Gustave Doré 1883-2013 », Lyon, Association Emile Cohl, 2014, pp. 58-63 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[8] T. Groensteen, « Naissance d’un art », dans T. Groensteen et B. Peeters (dir.), Töpffer, Op. cit., p. 133. Doré semble avoir ici « révolutionn[é] ce qui n’exist[ait] pas », écrit G. Dégé, « Sus aux Russes ! », postface à G. Doré, Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie, reprod. en fac-similé, Strasbourg, éditions 2024, 2014. La thèse de C. Filliot, Op. cit., propose une analyse approfondie de la Sainte Russie au chap. II.C. (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[9] Voir D. Kunzle, « Gustave Doré’s History of Holy Russia : Anti-Russian Propaganda from the Crimean War to the Cold War », The Russian Review 42, n° 3, 1983, pp. 271-99 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024) ; et la préface d’H. Carrère d’Encausse à G. Doré, Histoire de la Sainte Russie [reprod. photomécanique de l’éd de 1854], s. l., éditions de l’Unicorne, 1991. J.-F. Revel affirme non sans témérité que Doré « devine, pressent et peint par avance le système totalitaire soviétique », dans sa préface à G. Doré, Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie […], Paris, Hermann, 1996, p. 3. (Cette édition « recompose » l’édition originale au point de changer considérablement la taille des cases, voire d’en supprimer certaines.) Dernier rebondissement de cette longue histoire : la censure par Facebook d’un clip des éditions 2024 promouvant leur republication de la Sainte Russie (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[10] Voir Ph. Kaenel, « Le livre en représentations : Gustave Doré et Rabelais », Nouvelles de l’estampe, n° 270, 2023 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024). Lacroix était par ailleurs l’amant de la mère de Doré. Selon sa biographe Blanche Roosevelt, le jeune homme (né le 6 janvier 1832) commença à travailler pour le Rabelais en 1852 : « Il venait d’avoir vingt ans » (B. Roosevelt, La Vie et les œuvres de Gustave Doré, d’après les souvenirs de sa famille, de ses amis et de l’auteur [The Life and Reminiscences of Gustave Doré, 1885], trad. Mme Van De Velde, Paris, Librairie illustrée, 1887, p. 131). Elle cite (Ibid., p. 134) Paul Lacroix, au sujet de la vitesse prodigieuse de Doré : « Il m’avait communiqué qu’il lisait Rabelais, et les œuvres du jovial prêtre le charmaient ; mais je ne me doutais pas que si vite il se mettrait à illustrer l’édition que j’en faisais. » La guerre de Crimée, à l’origine de la Sainte Russie, fut déclarée le 4 octobre 1853.
[11] T. Groensteen, « Naissance d’un art », art. cit., p. 131. Voir aussi T. Smolderen, Op. cit., p. 65.
[12] D. Kunzle, Gustave Doré, Op. cit., « Introduction » (je traduis et souligne) : « […] it is as if determined to establish himself with a major book (as he was also doing, with his just-published Rabelais illustrations) Doré started by using the idiom for which he was already known, on a self-written text which was also, linguistically, caricatural in a unique, sub-Rabelaisian way : Russian history as lampooned by a modern Rabelais ».
[13] Je traduis (« I might called this book Töpffer : Matagraboliser of the Comic Strip »). D. Kunzle, Father of the Comic Strip, Op. cit., p. 140.
[14] Voir M. Muscat, « Voltaire lecteur de Rabelais », dans La Fabrique du XVIe siècle au temps des Lumières, sous la direction de M. Méricam-Bourdet et C. Volpihac-Auger, Paris, Classiques Garnier, 2020, pp. 207-224.
[15] Voir [P.-L. Ginguené,] De l’Autorité de Rabelais dans la révolution présente, et dans la Constitution civile du clergé ou Institutions royales, politiques et ecclésiastiques, tirées de Gargantua et de Pantagruel, Paris, Gattey, 1791. Sur cet ouvrage, voir J.-J. Tatin-Gourier, « Ginguené : Rabelais à la lumière des événements révolutionnaires », dans Ginguené (1748-1816). Idéologue et médiateur, sous la direction d’E. Guitton, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, pp. 193-201 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[16] Plutôt que parodier, ce qui impliquerait une « relation critique à l’objet parodié » (D. Sangsue, cité par T. Groensteen, Parodies : la bande dessinée au second degré, Paris/Angoulême, Skira-Flammarion/Musée de la bande dessinée, 2010, p. 7 ; sur cette notion, voir cet ouvrage, p. 18 sqq. pour le XIXe siècle). Comme on va le voir, s’il y a parodie ici, ce n’est pas tant une parodie de Rabelais qu’une imitation de l’art rabelaisien de la parodie.
[17] On pense ici à la formule célèbre de Du Bellay selon laquelle le poète, même si ce n’est pas « chose facile », doit « suyvre les vertuz d’un bon Aucteur, et quasi comme se transformer en luy » (J. Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse, dans Œuvres complètes, vol. 1, éd. O. Millet et F. Goyet, Paris, Champion, 2003, chap. VIII).
[18] Voir La Transécriture : pour une théorie de l’adaptation. Littérature, cinéma, bande dessinée, théâtre, clip, Actes du colloque de Cerisy (1993), sous la direction d’A. Gaudreault et T. Groensteen, Québec/Angoulême, Nota bene/Centre national de la bande dessinée, 1998.
[19] Voir V. Sueur-Hermel, « Gustave Doré et la gravure sur bois de teinte », Nouvelles de l’estampe, n° 270, 2023, § 6 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).