Gargantua au pays des oukases,
ou Rabelais mis en cases : l’Histoire
de la sainte Russie
de Gustave Doré (1854)

- Lionel Piettre
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Fig. 12. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie, 1854

Fig. 13. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854

Fig. 14. G. Doré, Histoire (...) de
la sainte Russie
, 1854

Plus loin, Doré annonce qu’il va revenir à une narration plus suivie, pour rendre compte de l’actualité la plus récente :

 

Mais soyons clair, si nous voulons être intéressant, et quittons la forme parabolique, qui, du reste, ne saurait convenir à l’histoire, pour nous borner à la simple narration des faits qui viennent de réveiller la guerre en Europe [53].

 

Avec cette « simple narration », Doré, loin de revenir à une forme plus lisible, poursuit en fait son travail destructif, en s’en prenant cette fois à l’équilibre du texte et de l’image – déjà fondamental dans la définition par Töpffer de la bande dessinée [54] – au profit du texte, l’image semblant ici prendre un statut d’illustration. C’est d’abord un long dialogue entre le sultan ottoman et le représentant du tsar, le prince Mentschikoff ; à son retour auprès du tsar, ce dernier assemble son conseil (fig. 12), en une scène à peu près identique à celle, fameuse, du conseil tenu par Picrochole dans Gargantua, en un chapitre intitulé : « Comment certains gouverneurs de Picrochole, par conseil precipité, le mirent au dernier peril » [55].

Doré le recopie presque in extenso (sur deux pages !), Nicolas étant systématiquement mis en place de Picrochole, sauf dans le titre où il remplace aussi Gargantua – ce qui rend d’autant plus visible l’emprunt à Rabelais :

 

Comment certains gouverneurs de Nicolas, par conseil précipité, le mirent au dernier péril.
(F. Rabelais, Histoire de la Russie et du très redoubté et très horrifique Nicolas, fils de Grandgousier, liv. I, ch. XXXIII) [56].

 

Quant à Grandgousier, Doré lui substitue tantôt le sultan Abdul (« Mais, dist-il, que faict ce pendent la part de nostre armée qui desconfit ce villain humeux Abdul ? »), tantôt Napoléon III (« Baste, dist Nicolas, passons oultre. Je ne crains que ces diables de legions de Napoléon ») [57].Tandis que Rabelais s’en prenait, à travers Picrochole, aux rêves de croisade de Charles Quint, Doré s’attaque à ceux du tsar orthodoxe : déjà chez Rabelais, les conquêtes imaginaires de Picrochole s’étendent jusqu’à Constantinople. Doré insiste d’autant plus sur ce point qu’il rétablit la capitale ottomane là où Picrochole disait vouloir devenir « empereur de Trébizonde » [58] :

 

Allons nous, dist Nicolas, rendre à eux le plustôt, car je veulx estre aussi empereur de Constantinople. Ne tuerons nous pas tous ces chiens Turcs et Mahumétistes ? [59]

 

Cet emprunt massif à Gargantua est suivi par une longue harangue du tsar à ses « croisés ». Il est significatif que ce soit à la suite d’un tel collage textuel que Doré se mette non plus à recopier, mais à pasticher Rabelais. Le déséquilibre entre le texte, qui s’amplifie avec le délire de l’empereur, et le dessin illustratif, est en même temps une façon de se représenter écrivant comme Rabelais. La harangue impériale évoque en effet, par le comique franco-latin, des harangues rabelaisiennes aussi fameuses que celles de Janotus de Bragmardo réclamant à Gargantua qu’il rende aux Parisiens les cloches de Notre-Dame [60] :

 

Mais laissez-moi, en czar orthodoxe que je suis, vous parler latin ; ça sera plus saint, plus enthousiaste,
NICOLAUS NOBISCUM ! QUIS CONTRA NOS ?
Ut inimicos sanctae Ecclesiae humilare digneris, te rogamus, audi nos ; ut regibus et principibus christianis pacem et veram concordiam donare digneris ; ut cuncto populo christiano pacem et unitatem largiri digneris, te rogamus, audi nos. Esto nobis, domine, turris fortitudinis à facie inimici. Aamen. Le temps est passé, jeunes héros, le temps où l’on se battait pour la défense de son pays ; quelques nations de la vieille Europe en sont encore là, je le sais, mais c’est là notre avantage [61]

 

Recyclant son catéchisme, Doré s’amuse à placer dans la bouche du souverain orthodoxe la très catholique Litanie des Saints, facilement identifiable par le lecteur contemporain. Et ce qu’il en extrait n’a rien de gratuit : c’est une prière ambiguë, qui demande à la fois la paix et l’unité de la chrétienté, et d’« humilier les ennemis de la sainte Eglise ». La suite en français évoque par contraste le discours d’un Grandgousier pour qui « Le temps n’est plus d’ainsi conquester les royaumes avecques dommaige de son prochain frere christian […] » [62].

Et le tsar de plonger dans un délire répétitif produit non plus par le latin, mais par l’évocation de la simple date de 1812 (la campagne de Russie), qui joue ici le même rôle que les cloches de Janotus – et l’éloquence du tsar, « matagrabolisée » [63] comme celle de Janotus, et butant comme elle sur une idée fixe, se met à bégayer :

 

Gloria Patri, etc. Je vous confie l’honneur de planter le pavillon russe sur toutes les capitales de l’Europe païenne et barbare : 1812 !!... 1812 ! Mais ce seul cri me plonge dans le délire ! mon bon 1812, mon chéri 1812 !! mon mignon ; mais j’en pleure, ma foi, et ecce lacrymabar !!! 1812, 1812, 1812 !! 1812, ma gloire, 1812 ! mon salut ! Domine, Domine ! ad te clamavi, 1812. Tityre tu patulae recubans sub tegmine, etc., etc. Allez et que la foi vous conduise ! 1812 !!! vous vaincrez, et de vos aïeux vous ne compromettrez pas l’avenir !!! Amen ! [64]

 

Cette fois le tsar en perd son latin, au moment même où « 1812 » devient le véritable destinataire des prières, « Domine », en lieu et place de Dieu ; le dernier passage en latin est en effet une citation des Bucoliques de Virgile (« Tityre, couché sous le vaste feuillage [de ce hêtre]… » [65]), qui semble hors de propos du moins en apparence – car le tsar aspire sans doute à retrouver sa chère campagne de Russie, comme l’annonçait la citation d’Horace mise en exergue du livre, « O rus »….

Après ces longs passages en prose, Doré revient au dessin satirique, assimilant les troupes russes à des « frelons » et les paysans à des « abeilles » (fig. 13), se souvenant peut-être de Rabelais qui emploie ce topos aussi bien dans Gargantua que dans le Cinquième livre [66]. Après une parodie du Roi Dagobert (qui sans surprise devient « le bon czar Nicolas » [67]), l’Histoire de la sainte Russie semble se clore par ce que Doré nomme « morale et épilogue », et qui est constitué de deux citations (fig. 14). La première est tirée, écrit-il, de « F. Rabelais, Histoire de Russie, ou Vie de Gargantua » ; une telle juxtaposition achève, s’il en était encore besoin, de rapprocher l’ouvrage de Doré et celui de Rabelais. Cette citation (qui fait écho à celle placée en exergue) est extraite de la harangue d’Ulrich Galet à Picrochole ; elle vise ici « ceulx qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses, voyre orthodoxes » [68]. Ces deux derniers mots, en italique dans l’original, sont un ajout de Doré ; mais le mot voyre, derrière l’effet d’authenticité, signale une autre et plus discrète réminiscence : celle de Gargantua dénonçant, dans sa harangue aux vaincus des guerres picrocholines, les « roys et Empereurs, voyre qui se font nommer catholicques » [69].

 

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[53] Sainte Russie, p. 155.
[54] Voir le célèbre passage de R. Töpffer, « Notice sur l’Histoire de Mr Jabot », dans T. Groensteen et B. Peeters (dir.), Töpffer, Op. cit., p. 161 : « Ce petit livre est d’une nature mixte. […] Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose ».
[55] Gargantua, chap. XXXIII, Op. cit., pp. 429-437.
[56] Sainte Russie, p. 161.
[57] Ibid., p. 163.
[58] Gargantua, p. 435.
[59] Sainte Russie, p. 163.
[60] Gargantua, chap. XIX, pp. 355-359.
[61] Sainte Russie, p. 165. Je traduis la prière en latin : « Pour que tu daignes humilier les ennemis de la sainte Eglise, nous te prions, écoute-nous ; pour que tu daignes accorder la paix et la véritable concorde aux rois et princes chrétiens ; pour que tu daignes accorder la paix et l’unité à tout le peuple chrétien, nous te prions, écoute-nous. Sois pour nous, Seigneur, une tour de force face à l’ennemi. Amen. »
[62] Gargantua, chap. XLVI, p. 487.
[63] C’est dans ce même chapitre que Rabelais place, dans la bouche de Janotus, ce verbe forgé sur le grec mataios, « vain, frivole » et grabeler « fouiller, examiner avec attention » (CNRTL) : « Avisez domine, il y a dix huit jours que je suis à matagraboliser cette belle harangue. »
[64] Sainte Russie, p. 165.
[65] Virgile, Bucoliques, églogue I, trad. Nisard [1850] modifiée.
[66] Chez Rabelais, l’image vise les moines. Cf. Gargantua, chap. XL, p. 461 ; Cinquiesme livre, chap. III, éd. R. Menini, dans Tout Rabelais, Op. cit., p. 1277.
[67] Sainte Russie, pp. 169-177.
[68] Ibid., p. 181.
[69] Gargantua, chap. L, p. 503.