Gargantua au pays des oukases,
ou Rabelais mis en cases : l’Histoire
de la sainte Russie
de Gustave Doré (1854)

- Lionel Piettre
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Fig. 1. G. Doré, Histoire (...) de la
sainte Russie
, 1854

Fig. 2. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie, 1854

Fig. 3. G. Doré, Histoire (...) de la
sainte Russie
, 1854

Fig. 4. G. Doré, Histoire (...) de la
sainte Russie
, 1854

Fig. 5. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854

Le moine Nestor, l’un des plus anciens chroniqueurs de la Rus’ de Kiev, avait été traduit une vingtaine d’années plus tôt [20] ; Karamzine, lui, est le plus grand historien de la Russie moderne [21], dont la vision de l’autocratie comme le régime le plus adapté au caractère russe a inspiré cette épigramme à Pouchkine :

 

Son Histoire, en tous points réussie,
Démontre sans laisser la moindre place au doute,
La nécessité de l’autocratie
Et les charmes du knout [22].

 

Quant au général d’Empire Philippe-Paul de Ségur, il est à la fois l’historien de la Russie et de la campagne de 1812 [23]. Mais l’effet produit par ces autorités prestigieuses est d’emblée corrigé par la présence de deux noms tout à fait obscurs, en fait ceux de chroniqueurs anciens, Niphon et Silvestre, que Doré s’est probablement contenté de piocher dans un dictionnaire, avant de les déformer [24].

Présenté, en outre, dans un format qui rappelle celui des romans du temps plutôt que des albums dessinés, généralement de format « à l’italienne » [25], le livre s’annonce donc d’emblée comme une parodie d’histoire, et Doré comme l’auteur de la parodie sous couvert de « commentaire » et d’« illustration », termes qui annoncent en même temps un jeu virtuose sur les rapports de l’image et du texte, comme l’exemplifie, sur la même page de titre, le lettrage du mot Russie, dont chaque caractère représente soit un homme armé d’un knout, soit un homme fouetté par cette arme, sous qui tombent des gouttes de sang (fig. 1).

Tout lecteur ou lectrice de Rabelais a la puce à l’oreille, car la parodie de l’historiographie est systématique dans ses deux premiers romans, Pantagruel et Gargantua [26]. Toujours en page de titre, J. Bry est présenté comme le « libraire-éditeur de l’histoire de Russie, de Rabelais, / de Walter Scott, de Lord Byron, des voyages et des veillées littéraires illustrées ». Rabelais est encore à l’honneur dès l’incipit, que précèdent trois citations en exergue (fig. 2) : la première d’Horace : « O rus, quando te aspiciam ! » (« O campagne, quand te reverrai-je ! »), sans doute une allusion potache à la campagne de Russie (avec calembour sur rus qu’on peut prononcer « Russe ») dont le souvenir imprègne l’ensemble de cet ouvrage revanchard ; la troisième, de Confucius, est un gag calligraphique, en un chinois imaginaire. La seconde, de Rabelais, est directement tirée du Gargantua, dans le passage où Grandgousier demande l’aide de Dieu face à l’invasion de ses terres par le tyran Picrochole [27]. Les menées guerrières des « czars » sont ainsi rapportées à l’actualité et l’histoire récente et, tout à la fois, à un précédent littéraire : celui des guerres picrocholines, qui serviront dès lors de clé de lecture pour décrire le comportement des autocrates.

Dans les premières pages de cette Histoire, Doré joue des codes de la représentation pour produire un récit et des images « excentriques », qui troublent la linéarité de la narration et, partant, de la lecture, comme l’a remarqué S. Pickford [28] : case noire, case à peine esquissée (où l’on devine le portrait du tsar Nicolas Ier), texte maculé et rendu illisible par une immense tache d’encre, gaufrier vide, monochrome rouge figurant une tache de sang, etc. Si ces procédés placent Doré dans la lignée d’illustres précurseurs [29], et témoignent de l’influence de Sterne [30], ils ont chez lui une signification différente. Ils servent en effet à adapter un procédé typiquement rabelaisien [31], celui du détournement des codes de l’historiographie [32]. La case noire montre que « L’origine de l’histoire de Russie se perd dans les ténèbres de l’Antiquité ». Cette difficulté de faire l’histoire des origines est également évoquée au début du Gargantua [33]. Doré utilise, comme Rabelais, des références érudites, mais sur un mode franchement potache ; le comique est produit par leur accumulation et leur contraste avec les caricatures outrées portées par le texte et le dessin (fig. 3), mais aussi par la contradiction interne de ces mêmes références. Les unes prétendent que le premier Russe naquit d’un ours et d’une marsouine, mais :

 

On lit cependant chez quelques autres pingouine pour marsouine. (§ IIC, eccl. t. 816 : et apud Gall. : int.: et contra : § IIXIIV etenim vero : ? sed in. imp. : de tit. 181) [34].

 

Cette confusion, où même les chiffres romains ne signifient plus rien, est suivie de la fameuse page couverte d’encre (fig. 4), où ce sont, là encore, les procédés de véridiction des historiens qui se trouvent détournés :

 

Nous voici enfin arrivés à l’époque où l’historien, appuyé sur des documents sérieux et authentiques, peut, à l’aide du talent et de la concision, devenir clair, suivi, je dirai même intéressant [35].

 

Cette tache d’encre fait penser aux fantaisies de Sterne dans Tristram Shandy ; mais Doré devait surtout penser à « l’énigme en prophétie » qui suit le premier chapitre du Gargantua, où le début du poème se trouve caviardé, « brousté » par les « ratz et blattes ou (…) aultres malignes bestes » [36]. Et l’on retrouve, en lisière de la tache d’encre, des caractères typographiques disposés de façon apparemment aléatoire, comme chez Rabelais [37].

La référence est, là encore, assez appuyée, puisque ce passage est lardé d’allusions telles que la mention de ces Slaves, dont le nom subit maintes déformations :

 

[…] que nous verrons plus loin sous le nom de Golwsphriens ou Snsplglpdswiths (et par corruption Poldiwgkariksss) passer la Dwlarzwirrwka (aujourd’hui Deneper ou Dniéper), où 56,813 restent engloutis, sans compter les femmes, les vieillars et les petits enfants […] [38].

 

On reconnaît dans cette noyade de masse celle que subissent, à la suite du déluge urinal jailli de la « mentule » de Gargantua [39], les Parisiens – qui font aussi l’objet d’un jeu étymologique [40]. Rien ne semble manquer à cette imitation frénétique de Rabelais, ni les listes, ni les étymologies fantaisistes, ni le recours aux caractères grecs, ni les digressions plaisamment exhibées (« mais revenons à notre sujet » évoque le farcesque « revenons à nos moutons », cher à Rabelais [41]), ni les fausses considérations linguistiques – ainsi au sujet de ces « races » dont l’un des noms serait « Krwngpthgntklss (car c’est par erreur qu’on écrit Hragnwkpstwsklmtsss) » [42]. Quant à la formule chère à Rabelais, « sans compter… », Doré la répète à plaisir, comme au sujet des Sibériens dont « 2 750 sont passés au fil de la lance, sans compter les femmes, les vieillards et les petits enfants » (fig. 5).

 

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sommaire

[20] La Chronique de Nestor, trad. L. Paris, Paris, Heideloff et Campé, 1834.
[21] N. M. Karamzin, Histoire de l’Empire de Russie, trad. De Divoff, Jauffret, Saint-Thomas, Paris, A. Belin, 11 vol., 1819-1826.
[22] Cité et traduit par L. Novikova, « Le nom joyeux de Pouchkine », Europe, vol. 77, n° 842, 1999, p. 149.
[23] Ph. de Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée, pendant l’année 1812, Paris, Baudouin frères, 2 vol., 1824 ; Histoire de Russie et de Pierre le Grand, Paris, Baudouin frères, 1829.
[24] Comme l’a montré J. Dürrenmatt, « Pratiques du détail dans la bande dessinée historique », Ecrire l’histoire, n° 4, 2009, pp. 47-58 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[25] Comme l’a remarqué T. Groensten, « Les histoires en images », art. cit.
[26] Rabelais évoque ainsi « ceste presente chronicque » (Pantagruel, Prologue, éd. N. Le Cadet, dans Tout Rabelais, éd. dirigée par R. Menini, Paris, Bouquins, 2022, p. 17), ou « ces joyeuses et nouvelles chroniques » (Gargantua, Prologue, éd. N. Le Cadet, dans Tout Rabelais, Op. cit.,p. 273 ; sauf mention contraire, toutes les références sont tirées de cette édition).
[27] F. Rabelais, Gargantua, chap. XXVIII, p. 413.
[28] Au sujet d’une autre bande dessinée (la troisième publiée en livre) de Doré : voir S. Pickford, « L’image excentrique et les débuts de la bande dessinée : Gustave Doré et Les Dés-Agréments d’un voyage d’Agrément (1851) », Textimage, Varia n° 1, 2023 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[29] Voir L. Baridon, « Un iconoclaste au pays des icônes », art. cit.
[30] Voir T. Smolderen, « Une naissance excentrique. L’influence de Sterne sur Töpffer, Cham et Doré », Recherches sémiotiques 37, n° 3, 2017, pp. 23-55 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024). Témoin de la conscience que les contemporains de Doré avaient de leurs influences, Charles Nodier s’avoue « plagiaire des plagiaires de Sterne – / Qui fut plagiaire de Swift – / Qui fut plagiaire de Wilkins – / Qui fut plagiaire de Cyrano – / Qui fut plagiaire de Reboul – / Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels – / Qui fut plagiaire de Rabelais – / Qui fut plagiaire de Morus – / Qui fut plagiaire d’Erasme – / Qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée – car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir… » Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, 1830, citée par C. Filliot, Op. cit., chap. II.III.A (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[31] Voir V. Nicaise-Oudart, « Rabelais et le masque de l’historiographe dans Pantagruel et Gargantua », dans Ecrire l’histoire de son temps (Europe et monde arabe). L’écriture et l’histoire, sous la direction de R. Jacquemond, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 123-133 ; L. Piettre, « Une parodie à double détente. Historiographie, rhétorique et parrhêsia dans Gargantua », dans Expériences rhétoriques. Mélanges Francis Goyet, sous la direction de Ch. Deloince-Louette et Ch. Noille, Paris, Classiques Garnier, 2020, pp. 203-213.
[32] Pour une analyse des procédés de détournement de Doré considérés indépendamment de l’influence rabelaisienne, voir la thèse de C. Filliot, Op. cit., chap. II.III.C.
[33] « Pleust à dieu q’un chascun sceust ainsi sa genealogie, depuis l’arche de Noe jusques à cest eage » (Rabelais, Gargantua, chap. I, p. 275).
[34] Sainte Russie, p. 3.
[35] Ibid., p. 5.
[36] Rabelais, Gargantua, chap. I, p. 277.
[37] Ibid., chap. II, p. 279.
[38] Sainte Russie, p. 5.
[39] « […] et tirant sa mentule en l’air les compissa si aigrement, qu’il en noya deux cens soixante mille, quatre cens dix et huict. Sans les femmes et petiz enfans. » Gargantua, chap. XVII, p. 349. Doré a illustré la scène dans son Rabelais de 1854 (Œuvres de François Rabelais, Op. cit., p. 68).
[40] Par le calembour « baignez par ris » (noyés pour rire) et par le rapprochement avec l’hellénisme « Parrhesiens (…) c’est-à-dire fiers en parler ». (Gargantua, pp. 349-351).
[41] Voir par exemple Ibid., chap. I, p. 277.
[42] Sainte Russie, p. 5.