Gargantua au pays des oukases,
ou Rabelais mis en cases : l’Histoire
de la sainte Russie
de Gustave Doré (1854)

- Lionel Piettre
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Fig. 6. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854

Fig. 7. G. Doré, Histoire (...) de la
sainte Russie
, 1854

Fig. 8. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854

Fig. 9. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie, 1854

Fig. 10. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie, 1854

Fig. 11. G. Doré, Histoire (...) de
la sainte Russie
, 1854

Comme le bonimenteur Alcofribas, enfin, Doré apostrophe son « ami » lecteur en soulignant par antiphrase l’invraisemblance de son récit. Ainsi lorsqu’il conclut le long débat opposant les bien nommés maîtres Trikonoff et Schlagwitz, respectivement défenseurs du knout à deux nœuds et du knout à trois nœuds – débat bientôt résolu par une audacieuse synthèse, le knout à cinq nœuds :

 

Nota. – Lecteur, mon ami, tu me trouves sans doute bien inhumain de t’avoir fait ingurgiter ces deux pas de législation sèche et noueuse. Tu crieras peut-être aussi au mensonge ou tout au moins à l’exagération de ma part ; mais que veux-tu, dans toute question de fouet, il est plus simple de croire [43].

 

Autorisé par la prononciation surannée du mot foi [44], ce calembour fait signe vers la conclusion, aux riches échos théologiques, du chapitre sur la naissance de Gargantua, où Alcofribas apostrophe ainsi son lecteur :

 

Je me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit tousjours ce qu’on luy dict, et qu’il trouve par escript.
Est-ce contre notre loy, nostre foy, contre raison contre la saincte escripture ? [45]

 

Enfin, Doré parodie plaisamment l’usage de leurs sources par les historiens, à la façon de Rabelais évoquant la mort de Gargamelle, mère de Gargantua :

 

Car Supplementum Supplementi chronicorum, dict que Gargamelle y mourut de joye, je n’en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d’elle ny d’aultre [46].

 

Doré, lui, oppose deux chroniqueurs qui « penchent » pour des opinions opposées (dans les gravures, le verbe pencher est pris au sens propre), au sujet d’une bataille opposant deux prétendants au trône : l’un « penche pour que tous deux aient été vainqueurs », l’autre « pour que tous deux aient été vaincus » (fig. 6). Le dessinateur se place ainsi, comme « commentateur et illustrateur » de l’histoire russe, dans une situation analogue à celle d’Alcofribas, le narrateur bonimenteur [47] de Gargantua. Doré ne parodie par Rabelais : il imite la façon dont Rabelais parodie, à ceci près que le dessinateur ne traite pas, comme le fait l’humaniste, un matériau fictif (Rabelais jouant par ailleurs des échos entre ses deux premiers romans et les Chroniques gargantuines anonymes, parues à la même époque [48]) : c’est bien une matière historique qu’il transforme en fiction, dans un jeu de massacre où Rabelais joue le rôle, comme on va le voir, de véritable « maître ».

 

Rabelais « maître historien » de la Russie

 

Non content de raconter l’histoire comme un nouvel Alcofribas, Doré utilise explicitement Rabelais, et cela dans des passages clés. Ainsi, pour raconter la vie de Pierre le Grand (fig. 7), le narrateur convoque le romancier à titre d’« historien », pour citer (et légèrement trafiquer) le chapitre sur la « nativité » de Gargantua :

 

Je laisse maître François Rabelais, premier et seul véritable historien de la Russie et particulièrement de Pierre Ier, bien qu’il ait vécu 300 ans avant ce dernier (eh ! quoi d’impossible au génie : il devine, il prévoit, plutôt qu’il ne copie) ; je laisse, dis-je, ce maître historien vous dire éloquemment quelle fut la naissance du très horrifique et très redoubté personnage, quel fut son premier cri, etc., etc.
« Soubdain qu’il feut nay, ne cria, comme les aultres enfans mies, mies, mies ? Mais à haulte voix s’escrioit : A boyre, à boyre, à boyre, comme inuitant tout le monde à boyre, si bien qu’il feut ouy de tout le pays de Russie et de Polanie… Le bonhomme Alexis, beuvant et se rigoullant avecques les aultres, entendit le cry horrible que son filz avoit faict entrant en la lumiere de ce monde quand il brasmoit demandant à boyre, à boyre, à boyre, dont il dit : Que grant tu as (supple) le gousier, etc., etc., etc. » [49]

 

L’assimilation à Gargantua s’accompagne d’une modification notable du modèle d’origine, puisque le géant ressemble bien plutôt, ici, à un ogre, et que sa soif inextinguible s’explique trivialement par un alcoolisme inquiétant [50]. Au récit de la naissance succède logiquement celui des apprentissages du jeune prince qui, comme chez Rabelais, sont divers, à la fois théoriques et pratiques mais dessinent, en l’occurrence, un anti-modèle d’éducation, que résume une maxime en forme de calembour : « il ne s’agit point de parler, mais de fer » (pour faire), toute praxis se résumant dès lors à l’exercice violent du pouvoir. Le rapprochement avec le géant de Rabelais ne s’en impose pas moins, car la taille du tsar varie d’une case à l’autre, pour atteindre parfois des proportions énormes (figs. 8 et 9). Plus tôt dans l’ouvrage, un autre épisode d’institution du prince semble reprendre les préceptes de l’éducation humaniste de Gargantua ; mais ces préceptes sont en décalage systématique avec les gravures, qui montrent la régente Olga instruisant le jeune tsar à coup de verges, l’éducation morale se transformant en prison et la voltige équestre en sévices physiques. Même la « fameuse devise de Socrate » fait l’objet d’un travestissement burlesque, puisqu’elle est plaisamment traduite comme « ne connais que toi-même » ; une telle traduction, modifiée par la négation exceptive, annonce les conséquences d’une telle pédagogie (fig. 10).

Le summum de l’imitation rabelaisienne est atteint lorsque Doré, après avoir amplement narré l’histoire au long cours des souverains russes, s’en prend directement au tsar contemporain, Nicolas Ier, l’adversaire de Napoléon III dans la guerre de Crimée. Le rythme du récit est brisé et le livre présente désormais une juxtaposition de caricatures d’actualité, liées entre elles par un mince fil chronologique, de la guerre de 1812 jusqu’à celle de Crimée. L’expansionnisme russe est décrit par une curieuse métaphore filée : à l’image de « La grande salade orthodoxe », faite d’une masse de papiers cuisinés par le clergé russe, succède celle de Nicolas Ier trouvant dans une semblable salade le « Testament de Pierre », texte (en fait apocryphe) censé prouver les visées expansionnistes (tout à fait picrocholines) des tsars [51] (fig. 11) ; il s’agit peut-être d’une réminiscence de Gargantua mangeant des pèlerins « en sallade » [52], et, assurément, d’une nouvelle image d’ogre en filigrane du portrait impérial.

 

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[43] Ibid., p. 83.
[44] La prononciation [wε], devenue surtout aristocratique, acheva de tomber en désuétude avec la Révolution : « on raconte qu’à son retour d’exil, Louis XVIII avait été le dernier à dire “Moè, le roè” » (H. Walter, « Le paradoxe de la prononciation sous la Révolution », Po&sie, n°  49, 1989, p. 118).
[45] Gargantua, chap. VI, p. 301.
[46] Ibid., chap. XXXVII, p. 447.
[47] Voir sur cette notion A. Bayle, Romans à l’encan : de l’art du boniment dans la littérature au XVIe siècle, Genève, Droz, 2009.
[48] Voir P. J. Smith, « Parody and Appropriation of the Past in the Grandes Chroniques Gargantuines and in Rabelais’s Pantagruel (1532) », dans The Quest for an Appropriate Past in Literature, Art and Architecture, sous la direction de K. A. E. Enenkel et K. A. Ottenheym, Leyde, Brill, 2018, pp. 167-186 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[49] Sainte Russie, p. 99.
[50] La référence à Rabelais s’était alors imposée pour évoquer la gloutonnerie des puissants, notamment avec Daumier représentant Louis-Philippe en Gargantua, dans une caricature célèbre. Voir E. C. Childs, « Big Trouble: Daumier, Gargantua, and the Censorship of Political Caricature », Art Journal 51, n°  1, 1992, pp. 26-37 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024) ; A. Duprat, « Obèses et dévoreurs : le corps dans la caricature politique », dans Le corps du gourmand : D’Héraclès à Alexandre le Bienheureux, sous la direction de Karine Karila-Cohen et Florent Quellier, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2022, pp. 271-283 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[51] L’histoire de ce faux a partie liée avec celle du sentiment antirusse en Europe depuis le XVIIIe siècle. Voir S. Blanc, « Histoire d’une phobie : le Testament de Pierre le Grand », Cahiers du Monde Russe vol. 9, n°  3, 1968, pp. 265-293 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024). « De Constantinople », écrit l’autrice (p. 270) « l’auteur du Testament et ses émules verront la Russie maîtresse de la Méditerranée, des mers, de l’Empire des Indes et, pour finir, du monde. C’est l’histoire, mais sans qu’aucun faux pas, aucun obstacle vienne tuer le rêve, de Perrette et du pot au lait. » On imagine combien cette supercherie qu’il jugeait probablement authentique a dû correspondre, pour Doré, à sa lecture du Gargantua (où « la farce du pot au laict » sert à décrire les rêves conquérants de Picrochole, chap. XXXIII, p. 435).
[52] Gargantua, chap. XXXVIII, p. 451.