Gargantua au pays des oukases,
ou Rabelais mis en cases : l’Histoire
de la sainte Russie de Gustave Doré (1854)
- Lionel Piettre
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Fig. 15. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854
Fig. 16. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854
Fig. 17. G. Doré, Histoire (...) de
la sainte Russie, 1854
Fig. 18. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854
Fig. 19. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie, 1854
Fig. 20. G. Doré, Histoire (...) de la sainte Russie,
1854
Fig. 21. G. Doré, Histoire
(...) de la sainte Russie,
1854
La seconde citation est en net décalage avec la première, puisqu’il s’agit cette fois des mots d’un personnage fictif : « Achille Champavert, caporal au 23e de ligne ». Mais le livre n’est pas terminé. Par cette fausse conclusion, Doré opère en fait une transition vers une seconde « fin » (la vraie, cette fois) [70], faite d’une série de caricatures dont le héros est Champavert, véritable type du paysan en uniforme et surtout « mangeux d’Russes » [71]. Son histoire proprement dite est finie, mais l’actualité de la « sainte Russie » réclame le recours au dessin de presse satirique, de même que l’historiographie parodique réclamait l’utilisation de la bande dessinée. Du point de vue de la genèse de l’œuvre, ces caricatures ont peut-être été réalisées avant le reste de l’ouvrage, selon l’hypothèse de D. Kunzle [72]. Mais Doré, on l’a vu, a commencé son travail de sape de l’équilibre texte-image en amont de cette dernière partie, ce qui incite à voir dans cet effet un choix de l’auteur quant à la structure et à l’agencement du récit (ce qui n’exclut pas l’hypothèse précédente). Ainsi dans les dernières planches de l’ouvrage, « l’excentricité » du récit semble condamner le récit lui-même [73], selon une logique qui n’est pas sans rappeler la fin du Gargantua où la « chronique » ou « vie » du héros laisse place à la description de Thélème, à la citation d’une énigme puis au déchiffrage de celle-ci – le mouvement du récit cédant à la fixité de l’architecture et de l’épigraphe [74].
Chez Doré, cependant, on trouve, en amont de la fausse « fin » en forme de « morale et épilogue », un questionnement en forme d’alternative, dont la résolution est confiée au lecteur (fig. 14 ) ; mais l’ambivalence de l’énigme rabelaisienne semble exclue chez Doré, pour qui la visée propagandiste rend la réponse évidente, tournant en ridicule les « [q]uelques esprits cosmopolites et avancés [qui] blâment Napoléon III d’avoir entrepris une guerre aussi hasardeuse ». Et le point d’interrogation qui termine la planche est coiffé des lauriers césariens, symbolisant tout l’espoir d’une revanche sur 1812. Il n’est pas impossible, cependant, d’avoir une interprétation plus ouverte de cette fin et, partant, de l’ensemble de l’ouvrage : comme l’a souligné A. Vaillant, le nationalisme débridé n’est pas forcément contradictoire avec une hostilité sous-jacente au césarisme bonapartiste [75] ; l’essentiel n’est pas tant d’offrir un propos sérieux, quel qu’il soit, qu’un exutoire au sentiment populaire, du moins tel que perçu par Doré.
Doré, ou Rabelais digéré : l’invention d’une langue
Si Doré traite ses sources de façon cavalière, sa lecture de Rabelais semble donc bien plus fine que ne pourraient le suggérer les seuls passages recopiés du Gargantua. Il ne s’agit certes pas d’une lecture érudite (pace Guillaume Dégé pour qui la force comique de la Sainte Russie la protégerait des glossateurs, forcément « cuistres et fâcheux » [76], sic). Il me semble cependant que Doré a trouvé dans Rabelais l’inventeur d’une langue d’art et qu’une telle lecture lui a fait enrichir considérablement son propre langage – et pas seulement sur le plan textuel.
La langue d’art, chez Rabelais comme chez Doré, est d’abord un jeu sur le langage. Ce jeu se réalise fréquemment chez le second au moyen de la « disjonction texte-image » propre à la bande dessinée [77]. Signalons l’image célèbre de ces Russes qui se laissent « conduire en tout et pour tout » par leurs femmes, dit le texte, tandis que le dessin rétablit le sens propre de l’expression en montrant ces femmes tirant un chariot où leurs hommes sont tranquillement installés (fig. 15) ; ou l’épisode déjà cité de ces Sibériens « passés au fil de lance » ou encore « taillés en pièces », ces deux expressions (typiques des chroniques militaires) étant prises à la lettre [78] par le dessinateur qui représente les victimes embrochées sur les lances russes, puis hachées en menus morceaux (fig. 5). L’imitation de Rabelais semble, en outre, stimuler l’humour linguistique de Doré : lors de la conquête de la Sibérie (fig. 16), « une gelée survint, si forte que les fanfares gelaient en l’air » – allusion évidente aux paroles gelées du Quart livre [79]. Ivan le Terrible, alors, « sent l’esprit de conquête se refroidir en lui », avant de se réjouir de ce que ses colons, ainsi rafraîchis, « s’attacheront vite au sol ».
Un exemple plus riche encore se trouve dans la planche, remarquablement composée, où quatre tsars à la suite tentent de prendre Constantinople, battent en retraite et finissent tous par mourir de coliques néphrétiques (fig. 17). Dans les trois premières bandes, chacune rythmée en trois cases, des variations sont introduites au sein de la répétition : chaque marche sur Constantinople est plus superbe que la précédente, chaque retraite est plus piteuse (les lances, pointées vers le haut la première fois, pendent à la deuxième, tandis que les cavaliers rasent le sol à la troisième) ; et le décès du troisième tsar est plus grotesque que les autres, puisque tombent avec lui les symboles de son pouvoir, couronne, sceptre et trône. La seconde moitié de la planche développe enfin l’histoire du tsar suivant, Isaslaw, avec maints calembours : atteint de la même « czarina colica », il prend à la lettre le conseil de son médecin de « prendre les eaux de la mer Noire au riant pays de Turquie », s’y dirige avec sa flotte « en déclarant qu’il en reviendra plus fort qu’un Turc » et, arrivé à destination, devant l’« accueil » qui lui est réservé, « de colère, il y rompt tous ses vaisseaux sans gain » (noter l’équivoque), puis fait retraite, maudissant des vents « contraires » et mourant finalement de « vents plus contraires encore ». Le jeu sur le sens propre et le sens figuré, cette fois, est porté par le texte, mais un décalage supplémentaire est produit par le recours au bas corporel et au registre médical (ce qui fait encore songer à Rabelais), grassement souligné par l’image répétée de ces tsars pliés en deux par leurs douleurs coliques. Un autre décalage est aussi produit par le dessin, avec ces « vaisseaux » qui, dans l’image, ne sont pas « rompus » sous l’effet de la colère impériale mais se heurtent, de façon plus loufoque encore mais aussi plus spectaculaire, aux murailles de la capitale ottomane.
Les équivoques jouent souvent un véritable rôle narratif : ainsi la régente Olga « éteint au plus vite les feux de ses prétendants » en les noyant, avant d’empoisonner ses ministres qui, « lui ayant donné à entendre que le pays est en proie à des troubles intestins », voient « retomber sur eux leurs propres paroles » (figs. 18 et 19). De même, le procédé de la tache d’encre déjà évoqué fait l’objet d’un réemploi qui l’intègre pleinement à la narration : les guerres civiles rapportées par le chroniqueur Nestor provoquent l’effondrement de sa cellule et, par suite, le renversement de son encrier, ce qui est « cause de l’obscurité si grande de cette époque de l’histoire russe » (fig. 20). Enfin, dans l’épisode de l’éducation de Pierre le Grand, Doré réalise une synthèse particulièrement efficace de procédés narratifs, graphiques et linguistiques, avec un portrait du tsar (fig. 21) dont le visage est un calligramme formé par les maximes qu’il a retenues de l’étude de la philosophie : « L’impossible c’est le possible », et « Labor improbus omnia vincit. Un travail malhonnête vient à bout de tout. » C’est encore Virgile que malmène le tsar, car la maxime est tirée des Géorgiques (I, 145-146) [80] où l’expression labor improbus se comprend ordinairement comme « un travail acharné » ; la version française burlesque ici proposée joue sur le sens d’improbus, qui peut avoir le sens figuré de « démesuré » voire « audacieux », mais qui au sens premier signifie « mauvais », « malhonnête » [81]. Le sourire du tsar-calligramme fait écho au texte, qui précise que « le côté paradoxal de cette science [la philosophie] lui sourit ».
[70] Le mot figure en dernière page (Sainte Russie, p. 207).
[71] Ibid.
[72] Voir D. Kunzle, « Gustave Doré’s History of Holy Russia », art. cit., p. 281 : Doré aurait d’abord répondu à la guerre de Crimée en dessinant cette série de caricatures, qui n’auraient trouvé place ni dans le Charivari, où la place était prise par Cham et Daumier, ni dans le Journal pour rire. Doré aurait ainsi réagi « de façon caractéristique, en élargissant considérablement l’objectif de son entreprise », faisant précéder ses caricatures d’actualité d’une « narration étendue » (« Doré reacted in characteristic fashion by immensely enlarging the scope of his enterprise : instead of a series of single cartoons […] he would do an extensive narrative »).
[73] Comme l’a déjà remarqué C. Filliot, Op. cit., chap. II.III.C. : « […] l’aspect narratif de l’album pâtit quelque peu de cet excès d’excentricité – mais n’est-ce pas le propre du récit excentrique que de mettre à mal la narration ? »
[74] Gargantua, chap. LII-LVIII.
[75] Ainsi l’image des livres menaçant le tsar (Sainte Russie, p. 73) est une probable allusion aux Châtiments de Victor Hugo, remarque A. Vaillant, « Rire de l’histoire et comique absolu : la Sainte Russie de Gustave Doré », art. cit., § 9.
[76] G. Dégé, « Sus aux Russes ! », postface citée.
[77] Comme l’a remarqué D. Kunzle, « Gustave Doré’s History of Holy Russia », art. cit., p. 275.
[78] Pour une analyse approfondie des procédés jouant du rapport entre le sens porté par le texte et le sens porté par l’image, voir C. Filliot, « Naïveté et régression ludique : les premiers pas de la bande dessinée au XIXe siècle », dans Le Rire moderne, sous la direction d’A. Vaillant et R. de Villeneuve, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021, pp. 335-354 (en ligne. Consulté le 6 juin 2024).
[79] Rabelais, Quart livre, chap. LV-LVI, pp. 1165-1173.
[80] L’ordre des mots du vers latin est simplement changé par Doré (Virgile écrit « labor omnia uincit / Improbus… »).
[81] Les traductions antérieures au XXe siècle ne soulignent pas l’ambiguïté de l’adjectif, qu’elles prennent en bonne part. L’abbé Delille (1783) écrit : « les longs travaux », Charpentier (1859) et Nisard (1868) « un travail opiniâtre ».