Figurer le mouvement des images dans
la forme d’un texte : la matière des arts
visuels dans l’œuvre de Franck Venaille

- Stéphane Cunescu
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Fig. 16. Fr. Venaille, Jack-to-Jack, 1981

Fig. 17. Chorus, n° 11-12, « Des sentimentaux »,
pp. 62-63

Fig. 18. J. Monory et Fr. Venaille, Deux, 1972

La concrétisation matérielle de son rapport aux images s’effectue d’autre part à travers une pratique de la photographie – qui n’est pas sans liens avec le travail du cinéaste – comme l’explique Venaille lui-même :

 

Actuellement j’ai une méthode de travail qui se rapproche encore davantage du cinéma. Je me rends dans les endroits, les paysages que j’aime ou qui me font peur et là je prends une série de photos que je fais ensuite tirer sur des planches de contact que j’installe alors chez moi, dans mon bureau. Là, je rêve. Et ce que j’écris n’est pas la réalité des photos mais celle du décalage qui s’est produit entre le moment où j’ai saisi et figé une certaine vérité et celui où j’écris. L’imaginaire ne naît pour moi que d’un hiatus du réel. J’exprime la réalité du fantasme [42].

 

C’était déjà le cas lorsqu’il s’agissait des tableaux de Klasen ; l’utilisation des images ne se fait pas selon une logique d’ekphrasis qui se bornerait au descriptif. Les photographies sont au contraire des opérateurs qui déplacent (« décalage », « hiatus ») l’objet initial vers la réalité fantasmée dont parle Venaille. Au même titre que sa pratique scénaristique, privilégiant les notations se rapportant aux techniques cinématographiques au récit en tant que tel, c’est ici le processus, en amont du regard porté à ces photographies, qui importe au premier plan. Cela apparaît d’une façon frappante dans Jack-to-Jack, comme le montrent ces trois exemples [43] :

 

ces nuits-là je m’installe dans 1 photomaton et contre moi tire le noir rideau je mets des pièces jusqu’à ce qu’en éclate – crac – l’ampoule verte Réalité (…)

Nouvelle description d’un lieu-dit désormais sans vague à l’âme. Il y passe ses journées à prendre des polaroïds épinglés tout chands contre l’un des murs du Fort. Pour finir encore c’est la réalité qui nous salue.

Qu’en marchant il chantonne puis – soudainement – décide de cesser ce. Jeu. Cliché. Format 18x24. Tirage mat. On le distingue sur le perron debout sur la cinquième marche c’est drôle on dirait un petit vieux.

 

L’espace rituel du photomaton, tout comme celui de la chambre noire où sont développés les polaroïds, constituent probablement le négatif de cette réalité fuyante qui doit être fixée. La référence explicite au développement, à la fabrique des photographies, démontre à quel point Venaille est sensible aux gestes qui précède l’existence des images. En outre, la photographie  agit telle une basse-continue censée faire surgir des éléments fragmentaires de la réalité. Au sein de ce texte qui « frôle constamment la fiction mais refuse avec force de se laisser mener par elle » [44], on retrouve ainsi de nombreux dispositifs typographiques qui miment la présence concrète des images (encadrés, filets, recours aux lettres capitales). Dans la revue Monsieur Bloom, Venaille publiera d’ailleurs sous le pseudonyme de Lou Bernardo des extraits de son livre à venir en choisissant le terme de « polaroïds » afin de caractériser la disposition du texte [45]. Ce choix influe en effet directement sur la présentation typographique du texte sur la page (fig. 16), Venaille pouvant de la sorte créer une nouvelle forme poétique (certes éphémère), troublante pour le lecteur car elle ne répond pas aux attentes véhiculées par ce terme (« polaroïds ») annonçant des images. De fait l’orientation prise par ce recours à des médiums hétérogènes tout comme on retrouvait une section d’extraits de Caballero Hôtel intitulée « films » (fig. 17) –, implique la matérialité au sein de la page plus que la restitution fidèle d’un régime de représentation, qu’il soit propre à la photographie ou au cinéma.

« Toute œuvre est un roman photo » [46] ; cette affirmation, que l’on peut lire dans le dixième numéro de Chorus résonne avec une dernière pratique chez Venaille qu’il s’agirait d’évoquer en guise de conclusion :

 

Nous employons les mots des autres. C’est pour cela que les peintres écrivent sur leurs toiles et que les écrivains collent des photos à côté de leurs textes. Toute œuvre est un collage. Toute œuvre est un montage, un film ou un roman-photo. Tout artiste est un metteur en page, metteur en scène des média.

 

Au-delà de mettre en évidence ce qui fait la spécificité des artistes réunis au sein de Chorus, les propos de Pierre Tilman font écho à ce que l’on a pu voir au sujet de la présence agissante des images dans l’œuvre de Venaille. Cette circulation, ce va-et-vient entre textes et images se trouve concrétisé de façon exemplaire dans le roman-photo Deux, réalisé en collaboration avec Jacques Monory [47]. Tout au long des pages de ce livre richement illustré de photographies teintées du bleu caractéristique de la production de Monory, on suit l’aventure amoureuse entre deux femmes à travers un road-trip passant par Ostende, Brighton et Londres. Aux côtés de photographies apparaissent des cases où le texte du poète s’inscrit sur un fond noir, à la manière d’intertitres cinématographiques. Se présentant le plus souvent sous la forme de recherches typographiques, ces écrits s’émancipent d’une simple fonction narrative et participent ainsi à la densification des signes dans l’aire de la page (fig. 18). Cette œuvre, qui mériterait amplement une étude à elle seule, apparaît donc comme une illustration édifiante de la façon dont le texte tend à concurrencer l’image dans son pouvoir d’évocation visuelle.

En dernière analyse, nous pouvons constater que l’effort constamment renouvelé dans la pratique venaillienne pour donner à chaque texte une forme nouvelle apparaît comme un révélateur du travail des images. La multiplication ainsi que la diversification des signes sur la page ne se limitent plus à une perspective de monstration mais se dotent d’une texture, d’une matérialité amenée à occuper un espace scriptural. La référence tangible aux arts visuels, loin de s’ancrer dans une dimension abstraite, fait au contraire émerger de nouveaux modes de lecture, permettant d’envisager à nouveaux frais cet usage singulier des formes poétiques.

 

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[42] CI, Op. cit., p. 133.
[43] Fr. Venaille, Jack-to-Jack, Paris, Luneau Ascot, 1981, respectivement p. 27, p. 56 et p. 89.
[44] Ibid., quatrième de couverture.
[45] Revue Monsieur Bloom, n° 1, Op. cit., Lou Bernardo [Franck Venaille], « 25 polaroïds pris dans la nuit du 8 au 9 mars 1978 », p. 18-22.
[46] Chorus, n° 10, « Avenue de Clichy », p. 55.
[47] J. Monory et Fr. Venaille, Deux, Ostende, Impr. Fournier, 1972.