Résumé
Cet article explore la relation féconde que le poète Franck Venaille (1936-2018) a entretenue avec les arts visuels, en insistant sur la façon dont le régime esthétique des images investit les formes poétiques de l’intérieur. Après avoir mis en évidence le rôle fondateur des deux revues (Chorus et Monsieur Bloom) créées par Venaille, notre propos se focalise sur le compagnonnage entretenu avec deux artistes de la Figuration narrative : Jacques Monory et Peter Klasen. L’étude de ce dialogue permet de circonscrire la manière dont leurs techniques propres (collages, montages, séries) contaminent le travail d’écriture et peuvent induire des expérimentations typographiques. Cette contribution s’intéresse enfin à la référence faite aux deux modèles que sont le cinéma et la photographie, permettant à l’auteur de « combler un manque » ressenti dans l’écriture, c’est-à-dire d’insuffler une matérialité et un mouvement aux textes.
Mots-clés : figuration narrative, formes poétiques, arts visuels, typographie, collage
Abstract
This article explores the fruitful relationship that the poet Franck Venaille (1936-2018) maintained with the visual arts, emphasizing how the aesthetic regime of images invests the poetic forms over the inside. After highlighting the founding role of the two magazines (Chorus and Monsieur Bloom) created by Venaille, our analysis focuses on the partnership engaged with two artists of the Narrative Figuration: Jacques Monory and Peter Klasen. The study of this dialog helps to define how their own techniques (collages, montages, series) contaminate the writing work and can induce typography experiments. Finally, this contribution focuses on the reference made to the two models that are cinema and photography, enabling the author to give a “consistency”, to provide materiality and movement into the texts.
Keywords: narrative figuration, poetical forms, visual arts, typography, collage
C’est à l’automne 1968 que Franck Venaille décide de relancer la revue Chorus, soit trois ans après le dernier numéro de ce qui constituait encore la première livraison [1]. Explicitement engagée, elle était alors centrée sur les rapports qu’entretiennent journalisme et poésie [2]. Après les évènements de mai et sous le titre éloquent de « Sensibilité 68 », la revue prend cette année-là un nouveau tournant. Si les préoccupations d’ordre politique restent tangibles, c’est désormais poésie et arts visuels qui feront chœur au premier plan [3]. De fait, la revue doit sa nouvelle forme à la rencontre déterminante du poète avec les peintres Jacques Monory et Peter Klasen [4]. Venaille est fasciné par la façon dont ces derniers parviennent à se réapproprier les images de la réalité quotidienne, en même temps qu’il éprouve le potentiel narratif de cette peinture perçue comme « littéraire » [5]. Ce compagnonnage entretenu avec les nombreux artistes qu’accueillera la revue aura une influence déterminante sur sa pratique d’écriture, orientée vers un travail d’expérimentation sur les formes poétiques. En dépit de cela, nous constatons que les images sont quasiment absentes de l’œuvre publiée [6]. C’est dès lors précisément par le recours à un travail sur le texte lui-même que la poésie venaillienne devient investie par les spécificités des régimes esthétiques de plusieurs arts visuels (la peinture, le cinéma, mais aussi la photographie).
Tout au long de son parcours, Venaille s’adonne donc, en écrivain et poète, à la « construction d’une image », pour reprendre le titre d’un livre d’essais et d’entretiens publié en 1977 [7]. Afin de le montrer, je partirai de l’évocation de son rôle d’animateur de revues, en indiquant de quelle manière il se trouve être une illustration de son futur environnement esthétique. J’évoquerai ensuite la variété des dispositifs textuels mis en place par Venaille, afin de suggérer le travail iconologique et l’influence des peintres de la Figuration narrative sur son écriture. Enfin, j’essaierai de faire comprendre comment le rapport au cinéma et à la photographie vient insuffler une matérialité et un mouvement aux textes, remettant ainsi en question le caractère parfois figé des formes poétiques.
La réalité moderne et son théâtre d’images
Loin des ambitions théoriques affichées par des revues comme Tel Quel ou bien plus tard Change, la revue conçue par Venaille récuse une certaine tendance au formalisme ainsi qu’au théoricisme [8]. Pour sa part Chorus fait véritablement cohabiter texte et image, sans que l’un prenne le dessus sur l’autre, dans un équilibre qui dit l’importance de l’image – qu’elle provienne du quotidien ou qu’elle soit le fruit d’une production artistique – pour les poètes, et inversement de la place prépondérante du signe et de la scripturalité pour ceux qui privilégient le visuel. L’émulation favorisée par la dynamique de la revue est d’ailleurs rétrospectivement analysée par notre auteur comme ayant été féconde et réciproque :
Ce fut bien à partir du travail des plasticiens qui les entouraient que les poètes de la revue s’employèrent à dégager une nouvelle manière de lire le monde. Leur réussite en tout cas fut de révéler des créateurs marqués par le pop art et qui étaient en train de créer la figuration narrative : Klasen, Jean-Pierre Raynaud, Monory, Fromanger, notamment, bientôt accompagnés par des artistes alors inclassables proches de l’écrit et des mouvances de la mémoire : Boltanski, Le Gac, Ben, Sarkis, Anette Messager [9].
Chaque numéro se voit ainsi illustré en couverture par l’un de ces artistes (figs. 1 à 3), qui sera ensuite mis à l’honneur par le biais d’entretiens ou de textes critiques. Interrogés sur la base de la thématique proposée par le numéro, leurs prises de paroles fournissent des éclairages sur des pratiques artistiques variées qui font communier texte et image en puisant des matériaux dans la presse, la télévision, le cinéma (sans oublier des plasticiens tels que César, Louis Pons ou Arman qui, eux, pratiquent le recyclage ou la récupération d’objets divers). « Déchiffrer le langage de la réalité quotidienne », tel est le leitmotiv qui reparaît à chaque numéro, et qui sera notamment illustré par une vignette de Roy Lichtenstein (fig. 4). « Réalité », « Dans la jungle des villes », « Terrains vagues », « Avenue de Clichy » [10] ; on comprend par ces titres thématiques que c’est la réalité urbaine, en l’occurrence celle de la métropole parisienne, qui retient l’attention de ces créateurs. Le phénomène de « pulsion vers l’image » décelé par Philippe Hamon dans la littérature du dix-neuvième siècle [11] se retrouve par conséquent, en cette seconde moitié du vingtième siècle, toujours davantage déplacé vers le dehors : publicités, signaux routiers, néons, vitrines, affiches, tout cela qui retient leur attention est désormais potentiellement amené à se transformer en image. L’imaginaire véhiculé par les magazines, mais surtout par le cinéma, créateur d’une beauté moderne « qui est descendue tout droit de l’écran dans la rue » [12], constitue le terreau de cette entreprise collective. Du point de vue des moyens privilégiés, le collage et le montage apparaissent comme les dispositifs les plus à même de rendre compte du potentiel esthétique des signaux envoyés par la réalité sensible de la ville :
Pourtant l’art est dans la rue et peut-être que l’œuvre pop la plus achevée pourrait être la photo couleur de l’ensemble REX-HUMANITE-BOULEVARD POISSONIERE un samedi soir parisien, badauds, dragueurs, putains et touristes compris [13].
[1] Rédacteur en chef de la revue, Venaille est notamment épaulé par le plasticien Jean-Pierre Le Boul’ch (directeur de publication), et le poète Pierre Tilman (secrétaire de rédaction).
[2] Les six numéros de la première livraison de Chorus (1961-1965), déjà sous la direction de Venaille, souhaitent mettre en lumière les évènements politiques qui font l’actualité de ces années-là (la guerre d’Algérie au premier plan). Au-delà d’une appartenance au Parti Communiste nettement revendiquée, la poésie y occupe une place importante puisque à chaque numéro sont présentés de nouveaux poètes (Guy Bellay, Paul-Louis Rossi, Bernard Vargaftig, Andrée Barret, parmi d’autres).
[3] A ce propos, le sommaire du premier numéro est révélateur. En effet, d’une part il présente un entretien avec Peter Klasen, ou la réponse de Victor Vasarely à une enquête. D’autre part on peut y trouver des poèmes de Daniel Biga, de Claude Delmas, ou dans un autre registre un article de Georges Mounin intitulé « De la lecture à la linguistique ».
[4] Voir au sujet de l’influence du travail de ces deux peintres sur l’œuvre de Franck Venaille, les articles stimulants de M. Créac’h, « Blue Picture. La couleur de Jacques Monory dans la poésie de Franck Venaille », Colloques Fabula, « Franck Venaille, aujourd’hui », 2020 (en ligne. Consulté le 29 avril 2023) ; et de D. Carlat, « Images en souffrance. Franck Venaille et la peinture », Europe, n° 938-939, juin-juillet 2007.
[5] Le Matricule des Anges, n° 37, décembre 2001-février 2002, « Franck Venaille », p. 18. L’expression est utilisée par Venaille, dans un entretien accordé à Thierry Guichard.
[6] Notons toutefois qu’à partir de la publication de L’Apprenti foudroyé (1969), Venaille fera illustrer plusieurs couvertures de ses livres par des vignettes de Klasen ou de Monory.
[7] Fr. Venaille, Construction d’une image, Paris, Seghers, « Poésie 77 », 1977. Désormais abrégé en CI.
[8] Chorus, « Sensibilité 1968 » (n° 1), automne 1968, p. 8. Voici le genre de déclarations programmatiques que l’on peut lire dans cet éditorial rédigé à plusieurs mains : « A tous ceux qui annoncent la mort de l’art sachons opposer l’opéra de la vie quotidienne, le théâtre de la réalité. La revue devrait être ce programme que les générations postérieures s’arracheront. L’avenir est aux poètes-sociologues ».
[9] Fr. Venaille, Capitaine de l’angoisse animale. Une anthologie. 1966-1997, Cognac, Obsidiane & Le temps qu’il fait, 1998, pp. 11-12.
[10] Respectivement les numéros 2, 5-6, 7 et 10.
[11] Ph. Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2001, p. 9.
[12] Chorus, n° 1, Op. cit., p. 8.
[13] Ibid.