Figurer le mouvement des images dans
la forme d’un texte : la matière des arts
visuels dans l’œuvre de Franck Venaille
- Stéphane Cunescu
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Fig. 5. Fr. Venaille, K.L.A.S.E.N, 1989
Fig. 6. Fr. Venaille, Hourra les Morts !, 2003
Fig. 7. Monsieur Bloom, n° 1, « Fiction
Quadrillée », 1978, couverture
Fig. 8. Monsieur Bloom, n° 1, « Fiction
Quadrillée », 1978, p. 6
Fig. 9. Monsieur Bloom, n° 1, « Fiction
quadrillée », 1978, p. 14
Néanmoins, si Chorus veut nous faire prendre conscience de la saturation du réel par les images, il ne faudrait toutefois pas oublier que les affiches et autres enseignes qui occupent notre espace quotidien, en ce qu’elles sont visibles, sont avant toute chose de l’écrit. C’est ce que semble suggérer Venaille, dans un texte de présentation du travail de Klasen, où il utilise une métaphore empruntée au vocabulaire littéraire pour décrire la pratique du collage que privilégie le peintre (fig. 5) :
L’éclair d’un sein, la chaleur humide d’une bouche, la présence insolite d’une baignoire et plus encore, d’une roue de moto, la précision inquiétante d’une prise électrique, voire d’écouteurs ou d’articles de plomberie, le langage présent de Peter Klasen emprunte à notre univers des « citations » que nous connaissons bien puisque nous les côtoyons quotidiennement [14].
Chorus met sans nul doute en lumière la singularité de cette mouvance de l’art contemporain en partie issue du Pop Art qui reconfigure objets et images parfois prosaïques ; cette dernière émane à la fois de la réalité des villes et de ses « mythologies quotidiennes » [15], tout comme elle peut à présent occuper l’espace duquel elle provient, grâce à des médiums aussi variés que l’installation (Christian Boltanski), le tag (Ernest Pignon Ernest), la sculpture (César), l’affichage (Jean-Pierre Raynaud), etc.
Venaille ne cessera, tout au long de son travail d’écriture, de communiquer ces signaux émis par la ville. Il trouve notamment une grande source d’inspiration dans les banlieues et autres espaces périphériques des villes du Nord (Londres, Bruxelles, Anvers). Hôtels, cafés, vitrines sans cesse éclairées et lieux interlopes constituent sa topographie mentale. Pour l’illustrer, je proposerai d’abord un exemple – qui a le mérite d’être réflexif – issu de Caballero Hôtel, tout en soulignant le fait que cette façon de faire figurer une « image » du réel à l’intérieur du texte est un phénomène qui deviendra récurrent au sein de l’œuvre :
Il disait qu’il cherchait quelque chose. Il disait qu’il allait, qu’il marchait, pour tenter de saisir, au passage quelque chose oui des éléments de cette réalité qui, sans cesse, le. Fuyait. Souvent il s’agissait d’une simple enseigne de néon vous savez : « AU PHARE – BON COIN » en lettres rouges jaunes ou ce que vous voudrez en tout cas un de ces signes que la ville emploie pour s’y retrouver ne plus être cette grande masse fauve-féroce [16].
A lire cet exemple, on constate que l’errance de l’homme solitaire dans la « ville énorme » trouve un sens au contact de cette enseigne, qui est ce qui persiste, sous forme d’effigie. La lumière des néons contraste avec la masse opaque qui rend cette réalité fugace ; repère, borne de la ville, l’enseigne devient au sein du texte une entité scripturale (qui d’un point de vue cognitif devrait faire surgir une image), fixée de manière ici somme toute assez traditionnelle par le recours aux lettres capitales.
Inversement, on constate que c’est l’art contemporain lui-même qui peut à l’envi faire irruption au sein du texte. Dans un recueil publié près de trente ans plus tard et intitulé Hourra les morts !, Venaille revient sur le 11e arrondissement populaire de son enfance, ce qui lui donne l’occasion de faire ressurgir toute une galerie de personnages et de lieux jadis arpentés. Dans le premier des « Trois chants pour figures grotesques », il évoque la droguerie de sa jeunesse, tenue par les « Dames Dazy », qu’il appelle ses « marchandes de couleurs » [17]. Cette réminiscence se construit à travers deux références ; celle faite d’une part aux Brillo Boxes de Warhol, et de l’autre aux installations en néons de celui qui est nommé « l’épicier Monsieur Raysse ». De la devanture aux produits vendus par la droguerie, tous les éléments du souvenir sont matérialisés par le renvoi à ces réalisations du Pop Art. La banalité quotidienne, celle du « dénuement esthétique », vient être stimulée par la plasticité de l’image. Ainsi la droguerie du temps de l’enfance se métamorphose en une galerie d’art contemporain, illuminée par les néons de Martial Raysse et emplie de boîtes Brillo, contenant des produits de nettoyage en tout genre, les deux œuvres se contaminant l’une l’autre dans l’esprit du poète. La disposition des strophes sur la page ainsi que le travail typographique deviennent au sein du poème des outils formels qui permettent de rendre compte de la spécificité de ces œuvres (fig. 6). Les strophes tendent dans un premier temps à la verticalité, dictée par un rythme haché convenant bien à la description allusive de ce qui semble être une prostituée derrière une vitrine. De même, la répétition en capitales espacées du nom des fameuses boîtes warholiennes qui émaille la strophe en forme de sablier (elle se termine d’ailleurs par une liste), semble vouloir rendre compte de l’entassement caractéristique du ready-made de Warhol. En définitive, le transfert entre les objets de la réalité quotidienne et les objets de l’art se fait ici en vertu de leur matérialité, permettant de rendre sensibles, par la référence artistique, les images de la mémoire.
Après ce détour par deux exemples illustrant le pouvoir que l’expérience Chorus pu avoir sur la présence des images au sein du texte, revenons brièvement sur l’activité éditoriale de Venaille. Il faut en effet préciser que ce dernier décidera de mettre un terme à Chorus après un douzième numéro [18]. Cela se fera au profit d’une nouvelle revue, cette fois entièrement conçue par ses soins, portant le titre – joycien – de Monsieur Bloom [19]. L’ancrage topographique y est toujours aussi prégnant, mais la tendance est cependant davantage à l’abstraction et à l’épure. « Fictions quadrillées », « Fragments », tels sont désormais les titres choisis ; ils suggèrent de considérer l’entreprise collective qu’est la revue comme une sorte de banc d’essai à un récit qui s’écrirait à plusieurs voix (fig. 7). C’est désormais les Etats-Unis qui exercent un pouvoir de fascination ; en atteste le premier numéro à l’intérieur duquel « avis de recherches » et autres pages de magazines apparaissent détournés par le recours au collage (fig. 8). En dépit d’une raréfaction des illustrations, les images matérielles [20] y ont toujours autant d’importance, pour preuve ces cartes postales envoyées par Monory à Venaille (fig. 9). Monsieur Bloom intensifie la circulation qui s’opère d’une part entre la réalité et la fiction, comme d’autre part entre la matérialité des objets et celle des images. Ces deux pans convergent au sein de l’œuvre venaillienne, l’écriture tentant de faire figurer concrètement les images (et non plus selon un régime analogique). Plus qu’une activité éditoriale, le travail de Venaille auprès des artistes de la Figuration Narrative suscite de nouvelles pratiques, éveillées par les possibilités de représentation modernes qui lui permettront de mener à bien une entreprise d’expérimentation sur les formes poétiques.
[14] Fr; Venaille, « 5 : Peter Klasen "TILT" », Chorus, n° 1, p. 23.
[15] C’est le titre que donna Gérald Gassiot-Talabot à la première exposition (1964) rassemblant des peintres de la Figuration narrative. Voir à ce propos l’article de Richard Leeman, « Les Archives "Gérald Gassiot-Talabot" : mythologies, tendances, partis pris », Critique d’art, n° 37, printemps 2011 (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[16] Fr. Venaille, Caballero Hôtel, Paris, Minuit, 1974, p. 96.
[17] Fr. Venaille, Hourra les morts !, Cognac, Obsidiane, 2000, p. 126. C’est Venaille qui souligne.
[18] En réalité il s’agit d’un numéro double (11/12), qui fait figure d’exception puisqu’il est publié par les éditions Galilée (en 1974). Une fois encore, on ne peut que constater la richesse du sommaire où les contributions des artistes sont toujours accompagnées de textes. On voit ainsi défiler des reproductions d’œuvres de Boltanski, Louis Pons, Edward Hopper (par Jean Clair), Monory (« illustrant » des fragments du livre de Venaille initulé Caballero Hôtel, qui paraît la même année chez Minuit), Gaspar Friedrich (avec cette fois des fragments de Monory), Télémaque.
[19] Ce n’est plus seulement cette fois le rapport à la réalité quotidienne qui prime mais bien la mise en place d’« un lieu clos de création où des œuvres et des écritures interrogent des formes du réel » (phrase que l’on peut lire sur les quatrièmes de couverture des numéros de la revue Monsieur Bloom).
[20] Celles-ci sont d’ailleurs souvent des images « pauvres » (cartes topographiques, pages de magazines pornographiques ou photographies caviardées).