L’œuvre de Peter Klasen agira quant à elle d’une manière tout aussi efficace sur l’inventivité formelle et la réflexion générique menée par l’écrivain. Ainsi à l’occasion d’une exposition consacrée au peintre allemand, Venaille imagine un livre intitulé K.L.A.S.E.N, opéra en trois actes et quinze scènes (fig. 13). De façon inattendue, l’art lyrique est ici mobilisé afin de faire ressortir le potentiel dramaturgique [32]. Les tableaux auxquels Venaille fait référence forment alors autant de « scènes » ; en choisissant le modèle de l’opéra pour aborder une telle œuvre, il pointe un changement de paradigme dans la lecture que l’on peut en faire. En effet, face aux collages ou aux installations de Klasen le modèle de l’ekphrasis n’opère plus. Ces « histoires de lieux ordinaires » que content les tableaux réunis pour l’exposition requièrent au contraire une interprétation mobile, les spectateurs devant désormais prendre en compte les images suivant la dynamique qu’elles mettent en branle. Venaille rend de la sorte palpable la signification de l’expression « Figuration narrative » : l’image, non plus figée et statique contient au contraire en puissance des lignes de forces pouvant donner lieu à plusieurs interprétations, et de fait à plusieurs formes textuelles. Dans ce dialogue fécond instauré avec Monory et Klasen, Venaille prouve qu’une collaboration entre poètes et plasticiens peut exister hors de pratiques circonscrites par le livre d’artiste ou le travail d’illustration. La fréquentation de ces peintres apparaît en l’occurrence comme un catalyseur, le pouvoir haptique des images investissant les mécanismes narratifs et formels d’une écriture capable de se transformer au contact d’autres régimes esthétiques. En définitive, on pourrait dire que les images de ces peintres touchent aux textes de Venaille ; leur potentiel haptique déplace et dynamise l’inscription typographique du poème, il est ce qui rend mobiles et plastiques les formes d’une écriture qui oscille entre poésie et prose.
« Donner une présence physique au texte »
Tel est le désir formulé par Venaille, dans un entretien où il évoque la sensation de « manque » ressentie au moment de composer un texte [33]. Il s’appliquera à le combler en se servant de deux médiums : le cinéma et la photographie. L’influence conjointe de la peinture et du travail d’assemblage journalistique pouvait expliquer la dilection pour le maniement de la typographie, mais aussi pour les signes de ponctuation. Utilisés pour marquer des changements de rythme au sein de l’écriture, ils se dotent l’une comme l’autre d’un pouvoir visuel dans de nombreuses pages de Caballero Hôtel. Le tiret long, la barre oblique, les majuscules deviennent autant d’éléments qui participent à créer des effets de saillance, des changements énonciatifs (fig. 14). L’interface entre les différentes formes d’art que signale Isabelle Serça dans son Esthétique de la ponctuation [34]trouve ici tout son poids : rythmique et musicale, la ponctuation, ainsi que les dispositifs typographiques (lignes, encadrés) prend également en charge la partition spatiale du texte. Cela nous donne à voir comment peut se déplacer la narration sur la page, avec ses suspensions, ses ruptures. C’est de cette manière que la scansion poétique de certains textes en prose se trouve ainsi matérialisée visuellement.
Néanmoins ce travail des formes, qui acquièrent comme une consistance au sein de certaines pages, provient avant tout de la « permanence de l’univers cinématographique » [35] qui habite son processus créateur. Féru de films noirs et de westerns, Venaille se réapproprie la grammaire du cinéma, ce qui est pour lui une « possibilité d’entrevoir une autre manière de concevoir ce qui s’appelle la littérature, ou au moins l’écriture » [36]. Venaille, qui a collaboré à trois reprises avec le réalisateur Jean-Jacques Andrien, pour lequel il a écrit les dialogues de plusieurs films, fait preuve d’une maîtrise du vocabulaire technique propre au septième art. Il n’hésite pas à se le réapproprier, comme l’atteste un entretien retranscrit dans Construction d’une image :
Certains textes sont encadrés, d’autres encore sont en italique et, pour moi, à chaque fois, c’est là l’équivalent d’un plan américain, d’un travelling, d’une position de la caméra. Caballero Hôtel reflétait ces instants où la réalité est saisie et Deux cherchait à retrouver l’esprit du plan fixe, l’équivalent de La Jetée de Chris Marker : un film à plat ! [37]
Au sein des archives du fonds Venaille présentes à l’IMEC, l’on peut d’ailleurs trouver une boîte consacrée au cinéma. Deux documents s’y avèrent particulièrement intéressants pour notre propos. Il s’agit pour le premier d’un scénario original sur le peintre Peter Klasen, pour lequel Venaille n’a probablement pas reçu les financements nécessaire à sa réalisation [38]. Composé de onze séquences, le scénario (sans dialogues, uniquement composé de didascalies) nous plonge dans l’univers du peintre en action ; on suit ce dernier dans les différents lieux qui forgent son imaginaire pictural, dans un va-et-vient entre ses tableaux et la réalité extérieure. Venaille y fait preuve d’une grande maîtrise de l’écriture scénaristique, de même que de l’art du montage. Il existe dans le même fonds un autre scénario que l’écrivain a proposé à la société de Production Unité Trois, intitulé « Femme I – Femme II – Femme III » [39]. Si de la même façon ce scénario n’a pas été produit, il sera pour sa part bel et bien réutilisé par Venaille dans Caballero Hôtel. Conçu d’abord pour le cinéma, il vient combler le « manque » ressenti au moment de composer un texte, et ce par la présence d’une image mobile qui sort précisément du cadre de l’écrit. La dimension haptique des images surgit d’autant plus lorsque la référence au cinéma s’énonce de façon explicite et réflexive. En conservant l’esprit du scénario, Venaille nous dévoile les coulisses, la fabrique d’une séquence : « Caméra l’accompagne puis la laisse prendre de l’avance Découvre ainsi / en même temps qu’elle / les rues d’un village déserté » [40]. Où le lecteur imagine la caméra en train de suivre la jeune fille, en même temps qu’il embrasse son point de vue (ainsi que le mentionne le texte), les barres obliques renforçant la sensation du rythme dynamique sur lequel a lieu la perception des images. Dans cet autre exemple, la présentation typographique renforce davantage l’effet de cadrage voulu par la narration (fig. 15) :
Ces paroles qui éclatent derrière les épaules de la petite fille dont le visage devenu grave apparaît en gros plan tandis que dans ce train qui passe et gronde un homme/le front contre la vitre/semble pleurer [41].
L’encadré fait ici office de gros plan, tandis que la phrase en capitales (fig. 15) indique la focalisation sur une partie du dialogue. On comprend donc que l’image-mouvement, en plus de travailler de l’intérieur l’acte littéraire, permet de la même manière d’introduire la dimension narrative au sein de la poésie. Le recours au septième art participe dès lors de la volonté de Venaille consistant à composer des textes qui s’émancipent de toute catégorie générique. C’est pourquoi au terme de récit ou de poème il préfère le « récitatif » (qui fait d’ailleurs songer à certaines pièces de théâtre de Marguerite Duras ensuite adaptées à l’écran).
[32] Fr. Venaille, K.L.A.S.E.N, opéra en trois acte et quinze scènes, Paris, Marval, 1989.
[33] Construction d’une image, Op. cit., p. 132.
[34] I. Serça, Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012.
[35] CI, p. 132.
[36] Ibid., p. 59.
[37] CI, p. 133.
[38] IMEC, VNL 14/8-10, Plusieurs fois PETER KLASEN (Court métrage, scénario et réalisation de Franck Venaille).
[39] En voici le synopsis : « film à travers lequel apparaissent non pas trois visages de femmes mais trois moments, trois attitudes d’une femme prie à trois pôles de sa vie ».
[40] Fr. Venaille, Caballero Hôtel, Paris, Minuit, 1974, p. 66.
[41] Ibid., p. 68.