Dispositifs visuels : quand l’image donne sa forme au texte
En dehors de son statut d’homme-revues, une autre donnée biographique oriente de manière décisive le rapport de Venaille au texte. Avant de se consacrer à « temps plein » à l’écriture, il a travaillé auprès de l’Agence France Presse, où il fut secrétaire de rédaction. Faisant et défaisant les titres du journal, il manie le plomb, touchant selon Thierry Guichard à ce qui fait « la matière même de l’écriture » [21]. « J’avais l’impression d’être Picabia ou Fernand Léger et d’agir sur le monde par le langage » [22], témoigne-t-il, à travers un rapprochement entre peinture et écriture, qui n’est pas sans nous intéresser. Combinée à sa fréquentation d’artistes plasticiens, cette expérience aura, nous le verrons, un effet indéniable sur sa façon de concevoir le texte au sein de la page. En outre, au contact de la peinture de Monory et de Klasen, Venaille se constitue un vocabulaire, une grammaire textuelle, au même titre que les premiers façonnent une esthétique picturale : « sur la manière de faire circuler un texte dans les pages d’un livre, le bon moment d’utiliser l’italique, les filets, les encadrés, les capitales, me croira-t-on si j’écris que la peinture m’a davantage apporté que la littérature » [23]. Un tel aveu, en plus de présenter la diversité des moyens typographiques que se donne l’écriture venaillienne, ne laisse aucun doute sur la façon dont l’image irrigue le travail formel qui fait sa singularité. En sa qualité d’écrivain, Venaille parvient donc à mettre à profit ce que Rudolf Arnheim nomme une « pensée visuelle » [24] :
Au moment où j’écris, je sais toujours, même inconsciemment, de quelle manière je vais écrire le texte que j’entreprends, quelle sera sa morphologie visible et intime. La forme et le sujet sont liés, imbriqués. Toujours. En même temps que les premiers mots apparaissent, le rythme naît. Je sais quel sera le contenu visuel, formel du texte [25].
Deux exemples permettront de circonscrire la façon dont le rapport à l’image picturale oriente en partie les formes à venir. Premièrement, le livre Pourquoi tu pleures, dis, pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu. Parce que le ciel est bleu... [26] illustre de façon paradigmatique la façon dont l’écriture tend à acquérir un statut visuel. Composé de 34 séquences – le texte apparaissant en regard d’un numéro présent sur la page de gauche – ce livre présente une particularité au niveau de sa construction (fig. 10). D’un point de vue typographique, on constate que les pages de texte sont divisées en deux ; l’espace principal est occupé par des blocs de prose, d’une longueur variable. Ensuite, sur le bas de la page, l’on trouve une à deux phrases en italiques, qui selon Venaille « syncrétisent le livre » [27].
Cette présentation typographique vient scinder la page en deux, ce qui perturbe la linéarité de la lecture d’un point de vue visuel, mais aussi syntaxiquement et stylistiquement, puisque le lien entre les deux espaces du texte ne va pas de soi. De plus, la cohérence entre les différentes séquences en italiques est mise à mal par des ruptures, les phrases étant presque systématiquement tronquées. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle la bipartition de ces pages de texte fait référence à certains tableaux de Monory, qui souvent ont la particularité d’être composés de deux images, comme le précise Jean-Christophe Bailly :
Cette relation un/deux, par simple superposition, une image en haut du tableau et l’autre en bas, constitue une sorte de base. Très fréquente, elle joue un rôle axiomatique, elle est comme la preuve par le montage : enclenchement d’une image par une autre, décision d’un rapport ou d’un double suspens, équation narrative à deux inconnues [28].
Chez Monory, la juxtaposition des deux images sur le même tableau produit un effet de dédoublement qui engage le spectateur à privilégier une lecture mobile du tableau. Mouvement physique, puisqu’au lieu d’embrasser une surface unique le regard balaie les deux niveaux de la représentation ; mouvement cognitif aussi, puisque ce jeu appelle à imaginer le lien de causalité entre deux instances figuratives, comme dans ce tableau provenant de la série des Meurtres de Monory (fig. 11), qui se trouve elle aussi, coïncidence frappante, au nombre de 34. Il est également important de signaler qu’on trouve insérées à ces séquences deux photographies en noir et blanc prises par Monory (fig. 12). Assurément énigmatiques, celles-ci montrent un lit vide, avec seulement la forme d’un corps tracée sur les draps, suggérant la scène d’un crime [29]. Ces deux images forment à elles seules deux séquences du livre, prenant ainsi la place du texte. Cela est révélateur du rôle narratif conféré à ces photographies, que l’on pourrait d’ailleurs assimiler à des images-fantômes, en ce qu’elles suggèrent une absence. L’originalité de la construction du livre de Venaille réside en réalité dans le brouillage que le visuel opère sur les bribes de récits formés par la trame narrative (fortement morcelée). Les phrases, qui se trouvent sur la partie inférieure des pages de texte, proviennent en réalité d’un découpage, d’une fragmentation du texte qui compose la séquence n° 13. La présentation typographique de la page introduit ainsi un élément découpé puis « collé », et cela alors qu’on aurait pu penser qu’il s’agissait d’un fragment étranger à la narration principale. Il s’agit bien au contraire d’une mise en abyme, qui éprouve en quelque sorte l’attention et l’œil du lecteur, balancé entre les répétitions textuelles, les photographies et la narration principale.
Si l’esthétique du montage chez Monory influe sur la spatialisation du texte sur la page et sur les ressorts « narratifs » dans leur ensemble, il s’agit de revenir sur un autre modèle qui importe ici. La verticalité de ces blocs de prose permet effectivement de suggérer un lien avec les dispositions typographiques utilisées par la presse. Venaille s’explique du reste longuement sur ce point, et évoque au préalable l’origine de cette influence :
Tous ces textes proviennent de l’utilisation de matériaux divers : extraits de romans policiers, de dépêches d’agences qu’inlassablement je réécris, je nourris de mes obsessions jusqu’à ce qu’ils me paraissent bien refléter ce que je voulais exprimer. J’ai une grande humilité devant les témoignages du second degré : les articles de journaux, les photos de presse [30].
On retrouve à peu de choses près les mêmes témoignages chez Monory et chez Klasen, ces derniers insistant sur le rôle des matériaux « de seconde main » [31] qu’ils utilisent pour créer. Au-delà de prouver l’existence d’une communauté de vues, cette citation atteste de la contiguïté entre les techniques propres à ces peintres de la Figuration narrative et celles choisies par Venaille pour construire formellement ce livre.
[21] Le Matricule des Anges, Op. cit., p. 17.
[22] Ibid.
[23] C’est nous les Modernes, Op. cit., p. 177.
[24] R. Arnheim, La Pensée visuelle, Paris, Flammarion, 1976.
[25] CI, Op. cit., p. 55.
[26] Fr. Venaille, Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu !, Paris, Atelier La Feugraie, 1984. Désormais abrégé en PTP ?.
[27] Fr. Venaille, entretien avec Jean Daive (1ère partie), France Culture, 3 mai 1976.
[28] J.-C. Bailly, Jacques Monory, Neuchâtel, Editions Ides et Calendes, 2001, p. 32.
[29] Crime qui apparaîtra clairement énoncé sur la dernière page du livre, donnant à lire – et à voir, puisque le texte se trouve encadré – ce qui semble être un rapport de police (« autopsie », « rappel des faits »), voir PTP ?, Op. cit., p. 85.
[30] CI, Op. cit., p. 79.
[31] Chorus, n° 1, Op. cit., « Dans l’atelier de Peter Klasen », p. 28. Voici ce que déclare le peintre dans un entretien accordé à Venaille : « Le collage, l’assemblage, le montage, tant dans les arts plastiques que dans le cinéma la littérature, sont je pense une des expressions les plus authentiques et les plus efficaces car il reflète la complexité de notre société urbaine. Le collage reste ouvert, work in progress… Ouvrez un journal et vous trouverez sur une seule page des choses aussi différentes que la guerre du Vietnam, Elizabeth Taylor et l’amour, la campagne contre la faim dans le monde, une publicité VIANDOX – c’est ça notre réalité, des faits contradictoires qui restent en suspens. Ces contradictions je voulais les trouver dans mes toiles ».