La signature dessinée de Franquin.
De l’objet graphique bédéique
à l’analyseur socio-sémiotique ?

- Pascal Robert
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Enfin, Fraenkel avance que la signature est un performatif, un véritable acte d’écriture. Ici elle est un acte graphique plein, à la fois mot et dessin, reconnaissable entre mille et son auteur avec. Un objet graphique qui signe doublement : car elle désigne à la fois un individu, André Franquin, et nous allons le voir, son statut, d’auteur/artiste ainsi que son métier.

Nathalie Heinich [15] distingue « la signature de l’artiste, autographe », de celle de « l’auteur (d’un texte, d’un livre), allographe ». La bande dessinée subvertit également cette typologie, car un auteur de bande dessinée participe des deux : de l’allographie car son nom est imprimé, comme celui d’un auteur de roman, sur la couverture d’un livre mais également de l’autographie car le dessinateur peut inscrire (ou dès lors qu’il inscrit) son nom dans le cadre de la planche ou sur la couverture. Car la bande dessinée renvoie, en effet, aux deux univers, celui de l’édition (livre et revue) et celui d’une tradition artistique (le dessin, via le dessin d’humour de presse). Lorsque la bande dessinée n’a pas d’auteur elle est un pur produit, industriel ; lorsqu’apparaît l’auteur elle renvoie au monde de l’édition ; lorsqu’elle est signée elle ouvre sur celui de l’art.

Charlotte Guichard [16] souligne que dans le cas de la peinture, la signature, « longtemps sculptée sur le cadre, aux marges de l’image, (...) est (avec la Renaissance) désormais incorporée au sein du tableau ». Or, même en peinture n’oublions pas que la signature « apparaît comme une pratique irrégulière, voire rare, pour la période moderne » (XVIIe-XVIIIe siècles). Comme la signature en peinture « témoigne (...) de l’élévation sociale de l’artiste », celle de la bande dessinée témoigne et participe également d’un processus de reconnaissance et de légitimation sociale. Gaston récapitule en quelque sorte le processus : les planches pendant longtemps ne sont pas signées (mais elles ont un auteur), puis sont signées juste sous le cadre de la dernière case en bas à droite (à partir du gag 582) ou parfois à l’intérieur du cadre, avant que cette signature ne devienne un véritable objet graphique, qui prend le large et s’évade littéralement du cadre tout en devenant un objet pleinement bédéique.

Cette autonomie de la signature signe aussi celle de son auteur/artiste. Cet objet graphique est, de fait, une revendication de ce double statut.

La peinture n’a pas d’espace extérieur propre à celui du tableau autre que celui du cadre. C’est pourquoi la signature s’est progressivement impliquée dans le tableau. La planche de bande dessinée, participant du livre (ou de la revue), possède, elle, un extérieur qui reste un intérieur du livre (ou de la revue) : les marges de la page. Or, le véritable coup de force qu’opère Franquin, de facto, là encore, c’est d’empiéter sur cette marge qui est un espace éditorial, un espace qui appartient à l’éditeur. La signature de Franquin fait alors sauter une frontière entre ce qui revient à l’auteur et ce qui revient à l’éditeur. Cette signature, dessinée, est une prise de possession par la bande dessinée elle-même de l’espace du livre (ou de la revue). Elle le subvertit de l’intérieur. Cette subversion vaut comme affirmation paradoxale d’un métier, car c’est bien le métier de dessinateur/auteur de bande dessinée qui s’impose ici, puisque c’est un prolongement de la logique même du gag qui intervient dans cet espace qui, a priori, n’est pas le sien. N’oublions pas qu’à l’époque (début des années 1970) les dessinateurs restent plutôt mal payés et peu considérés. Cet envahissement est une revendication de l’auteur à exister pleinement, au point de déborder le cadre qui lui est dévolu. Cette logique du débordement reste donc à la fois marginale (on demeure, en effet, dans la marge) et décisive (car on a franchi un Rubicon).

La signature de Franquin condense véritablement en un geste synthétique remarquable, à la fois la reconnaissance d’une individualité dans un style, la reconnaissance de l’auteur/artiste (et non d’un tâcheron anonyme) et la reconnaissance d’un métier face à celui d’éditeur. Cette triple reconnaissance vaut également comme une triple subversion : de la signature « classique » (écrite), du rapport auteur/artiste, ainsi que du livre et de l’édition.

L’auteur s’accomplit comme bédéiste dans cette signature qui devient véritablement une bande dessinée, dans un dessin qui transfigure son nom, l’utilise, transcende l’écriture elle-même pour la recouvrir et la subvertir [17]. Or, c’est cela même la bande dessinée : ce dépassement de l’écrit dans le dessin par sa graphiation subjective (un style, selon Philippe Marion [18]) qui dit l’auteur dans sa singularité tout en même temps. Cette signature, en ce sens, ne dit pas seulement André Franquin, mais peut être la bande dessinée elle-même, comme acte et comme métier (c’est-à-dire compétence gestuelle singulière qui fonde une compétence à la fois technique et narrative) qui se revendiquerait à la marge et par la marge. Bref, quelque chose se dit dans cette marge qui est de l’ordre d’une subversion, à bas bruit, qui trouble ce qu’écrire veut dire (puisqu’ici l’écriture n’est plus autonome, mais transformée et détournée/utilisée par le dessin) et le procès d’éditorialisation lui-même (puisqu’elle envahit la page et revendique sa place à l’auteur de bande dessinée [19]).

En même temps on peut se demander si cette bédéification de la signature de Franquin n’est pas aussi le signe d’un assujettissement de l’auteur à son œuvre. En ce sens que c’est aussi le nom de Franquin qui est mis en bande dessinée, qui est plongé à son tour dans le gag. Comme si l’autonomie de cette signature ne libérait l’individualité, l’auteur, l’artiste et le métier qu’à se payer par l’emprise à laquelle elle soumet son auteur, bédéifié jusque dans sa signature. Pensons à cette signature là où l’on voit Franquin qui, littéralement court après sa signature ; il semble la tenir en laisse, mais à bien y regarder le fil est peut-être coupé, comme si elle devenait véritablement autonome. Franquin est ainsi bédéifié dans et par sa signature, à la remorque de cette signature elle-même bédéifiée, signature inscrite sous ces planches dont on connaît souvent mieux le protagoniste principal que l’auteur. Qui, dès lors, domine ici vraiment de l’auteur et de son œuvre ?

 

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[15] Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification », Sociétés et représentations, 2008/1, n° 25 « Ce que signer veut dire », pp. 97-106 (en ligne. Consulté le 16 mars 2022).
[16] Charlotte Guichard, « La signature dans le tableau aux XVIIe-XVIIIe siècles : identité, réputation et marché de l’art », Sociétés et représentations, 2008/1, n° 25 « Ce que signer veut dire », pp. 44-77 (en ligne. Consulté le 16 mars 2022).
[17] Pascal Robert, La Bande dessinée, une intelligence subversive, Lyon, Presses de l’Enssib, 2018.
[18] Philippe Marion, Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993.
[19] De même que Le Trombone illustré est, dans une autre marge, celle de la revue elle-même, une revendication à faire autre chose.