La transformation
La signature est ici transformée en autre chose qu’elle-même :
- En animal, en monstre ou en humain : à l’instar de cette signature qui émerge à peine du brouillard, un peu dragon, un peu diable à en croire ses ailes, avec des serres crochues et sa queue fourchue (gag 692) ; une autre est munie de deux jambes, de chaussures de sport et se met à courir ; elle peut aussi bien devenir signature-requin ou signature gendarme ; elle s’anthropomorphise en étant munie de deux yeux (elle fait même les gros yeux)…
- En objet ou en végétal : signature bateau, signature-robot, signature-fusil, signature-violon, signature-téléphone (entre son « F » du début et le « N » de la fin), signature antenne et Télé, signature-moto (gag 729), signature-feux de croisement…elle peut tout autant devenir signature un peu liane/un peu ronce ou lierre ou signature-feuille d’automne ou signature-palmier…
- En processus (étirement, explosion, etc.) : elle est vitesse et explosion (gag 796), fumée, sonnerie, aplatie par un fer à repasser, ballon de baudruche qui s’affole…
- En écriture sur un document (enveloppe, courbe, etc.) : elle s’inscrit dans le cadre d’un panneau de la circulation routière, ou comme courbe de température (gag 757)…
L’application d’un faire
La signature dès lors :
- Fait quelque chose : elle boxe, elle s’efface elle-même (gag 792), elle est gardienne de but, elle transperce un coussin comme le fait une épée, elle sert de sautoir à piscine, elle joue au football, elle joue de la musique…
- Il lui arrive (on lui fait) quelque chose : elle jaillit d’un tube de couleur (gag 719), elle reçoit une balle ronde et dure qui la blesse (« Aie » s’exclame-t-elle), elle est arrosée, elle reçoit violemment une porte… Enfin, elle est cachée dans une boite, qu’il faut ouvrir pour y accéder !
Dans tous les cas l’objectif, que ce soit par le biais de la transformation, celui de l’adjonction ou de l’application d’un faire, est de monter un gag qui joue, graphiquement, justement de la métamorphose, de la rencontre ou de l’action. J’ai caractérisé ailleurs le style graphico-humoristique de Franquin par cinq traits :
[...] le trait qui donne lieu au décor, décor parfois mis à mal par le jeu violent des forces qui se déchaînent ; le trait qui dessine le personnage, lequel se retrouve souvent déstabilisé, vacillant, désarticulé ; le trait de ce que j’ai envie d’appeler « l’objet logistique » (qui assure/assume un déplacement et que je distingue ici du décor dont il est partie prenante au départ de l’action), bobine de fil ou cordon souple, entre tension et retour, gomme, balle ou système de transport, qui transforme un objet plutôt posé en un véritable projectile (un téléphone par exemple) ; le trait idéographique qui, non seulement souligne mais surtout donne véritablement à voir les mouvements de l’objet et des protagonistes ainsi que leurs résultats (des étoiles qui gravitent autour du personnage assommé ou les lignes de l’onde d’un choc, par exemple) dans une logique qui sanctionne l’exagération généralisée des attitudes des protagonistes (que ce soit Prunelle ou le chat) ; enfin, le trait qui donne forme aux cris, jurons et autres bruits, eux-mêmes dessinés, qui accompagnent et sonorisent la scène. C’est bien le tricotage de ces cinq types de trait, dans le même style rond et souple, qui rend la scène si dynamique, si agitée, si débordante de vie et produit au final un gag purement visuel, c’est-à-dire purement graphique [9].
La signature de Franquin reprend essentiellement trois de ces traits, que l’on peut croiser avec les trois dimensions de la signature (métamorphose, action et rencontre) : celui du personnage, car cette signature devient, en effet, un véritable personnage dans sa métamorphose ; celui de l’objet logistique, car elle est très souvent saisie par une logistique, entre action et rencontre ; et celui du trait idéographique, qui en restitue le mouvement en tant que tel et souligne l’action.
De la signature comme gag
« C’est aussi un signe de mon angoisse : je crains toujours de ne pas faire rire, alors j’ajoute et réajoute des gags pour être sûr » A. Franquin (Bocquet et Verhoest, p. 129)
Gaston nait d’un hors-cadre, voire d’un hors piste : il apparaît ainsi comme un individu (avant même de devenir un personnage puis un héros) dont on ne sait trop qui il est ni ce qu’il fait. Fantasio constate sa présence sur un mode presque inquiet, dans un bandeau vertical, entouré de traces de pas, avec un Gaston qui allume négligemment une cigarette, en bas, et un Fantasio qui le pointe du doigt d’en haut, et, entre les deux, un texte dans lequel il dit explicitement (en lettres capitales) : « Attention ! depuis quelques semaines, un personnage bizarre erre dans les pages du journal, nous ignorons tout de lui. Nous savons simplement qu’il s’appelle Gaston. Tenez-le à l’œil ! il m’a l’air d’un drôle de type
» [10]. Le lecteur peut s’étonner, justement, de ces traces de pas qu’il laisse sur des pages entières et de ce personnage qui n’est pas a priori saisi par le jeu des cases. Gaston est étrange et étranger, hors cases, lui qui chemine sur la planche de manière apparemment aléatoire au gré de sa fantaisie [11]. Et lorsqu’il est qualifié de héros, c’est un héros sans emploi, hors cadre encore une fois, mais celui de l’activité. Bientôt repris en main par les cases, intégré dans le dispositif classique de la bande dessinée il semble néanmoins que, décidément, quelque chose d’une tension primordiale doive inévitablement s’exprimer, qui va aboutir à ce hors case de la signature. Franquin, il est vrai, est un spécialiste du hors piste, puisqu’il participera activement à la création et à la vie du Trombone illustré, supplément supposé clandestin du journal de Spirou (pendant 30 numéros de l’année 1977). Comment ne pas y voir une source du gag chez lui ? Le gag n’est-il pas, justement, d’abord un hors piste, un inattendu, un pas de coté, etc ? Il en va également de cette signature qui franchit le Rubicon de la case pour aller gambader dans la marge. Si le héros reste prisonnier des cases, son auteur, ou plutôt son porte-parole, sa signature, s’en évade quelque peu, déplaçant le lieu même du gag avec elle.
[9] Pascal Robert, « Traits d’humour, ou l’ironie du trait chez André Franquin, Marion Montaigne et Christophe Blain », Sociétés & Représentations, n° 47, printemps 2019, pp. 197-214 (en ligne. Consulté le 18 mars 2022).
[10] Numéro du 28 mars 1957, n° 989, p. 26.
[11] Claude Duée, « Faire, c’est ne pas dire : Gaston Lagaffe et son entrée dans Spirou: approche pragmatique », Semiotica 146–1/4 (2003), pp. 419-438.