La signature dessinée de Franquin.
De l’objet graphique bédéique
à l’analyseur socio-sémiotique ?

- Pascal Robert
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Cette signature singulière émerge, dans Gaston, en 1972 [3], une première fois en bas du gag 644, puis à nouveau sous le gag 658 [4]. Jusque-là la signature (« classique ») de Franquin, qui existe depuis le gag 582, reste cantonnée à l’intérieur du double cadre de la dernière case et/ou de la planche (mais tout contre le bord du bas de la case). Or, ici, la signature se libère de la case, elle s’évade, déborde et vient envahir le coin droit de la marge basse de la page. Certes, elle reste encore essentiellement collée au bas de la case, mais prend néanmoins progressivement ses aises lorsque le besoin s’en fait sentir. Mais, et c’est une révolution [5], elle n’est décidément plus enfermée au sein même de la case, elle possède son espace propre, où plutôt s’impose dans ce qui devient progressivement son espace propre.

Cette signature en vient à prolonger le gag, qu’elle est censée conclure pourtant en apposant le nom de son auteur.  Elle devient alors un écho du gag, légitime dans cet écho même, dans cette relation qui l’empêche d’être un objet totalement autonome. Elle reste seulement, et c’est déjà beaucoup, un objet partiellement autonome.  Elle redouble de manière concentrée le gag de la planche comme si celui-ci avait gagné la signature, comme un feu gagne progressivement ce qui l’entoure. Le gag de la planche acquiert alors une valeur épidémique : il se diffuse, hors cadre, dans et par la signature de son auteur et dans et par le rire de son lecteur, lui-même redoublé à la vue de cet étrange signature qui semble prendre vie sur un mode lui-même humoristique. Ce qui fait irrésistiblement penser à ces détails dont Daniel Arasse souligne et analyse la présence au bord du tableau, en débord du tableau, désignant ainsi sa limite comme limite et comme ouverture vers cet ailleurs dans lequel se trouve son spectateur [6]. Détail ici aussi, qui prend son autonomie [7].

Prenons un exemple : dans cette planche (gag 839) Prunelle installe un poste de télévision dans le bureau, à usage professionnel souligne-t-il (elle est censée être « un instrument de travail »). L’équipe regarde la chose d’un œil un peu goguenard : Lebrac ironise sur la possibilité de mieux connaître les publicités et Gaston interpelle Prunelle pour savoir si sa mouette va être autorisée à le regarder… Or, elle le regarde, en effet : on la surprend ainsi à rire devant un homme politique clownesque (mais c’est peut-être elle qui nous surprend), et à déprimer devant l’affligeant spectacle d’une mouette prisonnière du bitume. Lorsque, plus tard, Gaston prend sa voiture, sa mouette boude, refuse de l’accompagner à l’intérieur et vole à ses côtés. Gaston l’interpelle et cherche à la « raisonner », alors même que de sa Fiat émane un impressionnant nuage noir ! La signature est alors déguisée en camionnette extrêmement polluante littéralement mise à l’index par un homme qui la désigne et la dénonce, le doigt pointé, accusateur. On retrouve ainsi la question de la pollution (et non de la télévision) comme reprise de la planche… Mais là où Gaston ne se rend manifestement pas compte des choses (soulignant un problème relationnel avec sa mouette dû à la difficulté croissante de la vie), la signature de Franquin, elle, se sent bien mise en accusation et l’est manifestement. Double manière inversée de responsabiliser le lecteur : par réaction négative face à l’indifférence de Gaston, par empathie avec la réaction de Franquin.

D’objet graphique, cette signature est, quelque peu paradoxalement, devenue un objet tout court. Des sites internet, en effet, proposent ainsi à la vente des versions en plastique de cette signature [8]. Qu’elle ressemble, à travers son F à un feu de signalisation ou qu’elle s’inscrive sur un document graphique comme une courbe de température, elle devient ainsi un objet dont on peut se saisir, extrait de son contexte et donc totalement autonome, un objet que l’on peut poser sur un bureau et admirer en tant que tel. Un objet qui est déjà très vivant graphiquement, très dynamique, et qui acquiert ici une forme de présence hors du monde éditorial, une présence « réelle ». Un objet humoristique décalé et un objet de mémoire tout à la fois, quelque peu décoratif également.

 

Tentative de typologie des signatures dessinées de Franquin dans Gaston

 

« Ces signatures couvaient en moi. Déjà, quand Jidehem dessinait Gaston avec moi, j’avais imaginé de donner vie à nos deux signatures. Elles auraient pu se battre, se serrer la main, s’esquinter mutuellement, se donner des coups de pied » A. Franquin (Bocquet et Verhoest, p. 129)

 

La signature dessinée de Franquin est un objet graphique polymorphe. Il se transforme, se déforme et possède une dynamique plastique qui lui permet de s’adapter à de multiples situations, à moins que ce soit la nécessité de s’adapter qui suscite cette plasticité. Il lui arrive souvent d’entrer en relation avec d’autres objets, de jouer avec eux, de dialoguer par convergence ou divergence avec eux. Enfin, cette signature est souvent loin d’être passive : elle agit, elle fait quelque chose à moins qu’on ne lui fasse quelque chose. Autrement dit, il est possible de dresser une typologie des signatures dessinées qui montre, de manière raisonnée, la richesse et la complexité de son emploi.

 

L’adjonction

 

Bien évidemment l’adjonction est très souvent également une transformation, mais à la marge seulement, car cette transformation ne concerne qu’une partie de la signature, sans se traduire pour autant par une véritable transmutation. L’adjonction est caractérisée par la préposition « avec » (ainsi qu’à coté et/ou sur) :

 

 

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[3] Elle sera reprise, à partir de 1977, dans les Idées noires, publiéesd’abord dans le Trombone illustré puis dans Fluide Glacial et en album Fluide Glacial en 1981.
[4] Alors que le gag n° 659 n’est, lui, pas signé, la signature reprend dès le 660.
[5] Les auteurs de bande dessinée signent volontiers leurs œuvres lorsque le système éditorial le permet, ainsi qu’un Uderzo, qui signe d’emblée ses dessins « Al Uderzo », signature qui, dans Astérix n’apparaît cependant qu’en toute fin d’album.
[6] Selon Daniel Arasse, le détail est à la fois « emblème du processus de représentation » et « faisant de lui-même signe à celui qui regarde et l’appelant à s’approcher, il disloque à son profit le dispositif de la représentation » (D. Arasse, Le détail, Paris, Flammarion, 2008, p. 15).
[7] Et, ce faisant, met en quelque sorte en perspective le gag (de la planche) lui-même : de même que le détail qui sort du tableau (ou à tout le moins paraît en sortir) montre et dénonce la représentation dans le geste même de sa subversion (qui reste cependant une représentation), la signature qui sort de la case et de la planche désigne le gag dans le geste même de son redoublement et le démonétise ainsi quelque peu. A la « trahison » de la représentation correspond alors la « trahison » du gag (principal) lui-même dont on peut presque se demander s’il ne devient pas, alors, dans un étonnant renversement, le prétexte de la signature ? Ne va-t-on pas parfois, en tant que lecteur, d’abord à la signature, avant de revenir au gag principal… comme on picore la cerise sur le gâteau avant même de le gouter ?
[8] Voir ici par exemple. Plus classiquement, on trouve également à la vente des affiches qui rassemblent un grand nombre de ces signatures ou des livres qui les présentent, ici et , mais sans les analyser.