La signature dessinée de Franquin.
De l’objet graphique bédéique
à l’analyseur socio-sémiotique ?

- Pascal Robert
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Car la signature de Franquin fait gag, nous l’avons vu, tout d’abord dans l’écho qu’elle instaure avec la planche qu’elle signe. Par ailleurs, elle devient un gag en soi, par son coté insolite, original, décalé. Elle est tout d’abord inattendue, puisque pendant longtemps les gags de Gaston ne sont pas signés en bas de planche (jusqu’au gag 582). Mais dès lors que l’on en prend conscience, qu’on la voit, on l’attend ensuite, prêt à se délecter de ce supplément aux idées subtiles, compactes et efficaces. Cet objet graphique fonctionne comme un concentré du gag de la planche : elle en est à la fois un modèle réduit, une miniature en quelque sorte et un ultime rebondissement. Elle s’ajoute alors même qu’elle montre, par sa position et sa seule présence, qu’il n’y a rien à ajouter : la signature, théoriquement, est un mot de la fin (du gag), alors même qu’elle en vient, de fait, à relancer le gag. C’est dans et par ce paradoxe qu’elle crée l’espace d’une attente, celle d’un supplément « gratuit » si l’on veut, au gag lui-même, qui est aussi une épuration, un filtrage de l’essentiel, la production d’une essence de gag. Vertu du petit, du minuscule bachelardien [12] qui dit tant en si peu de place, qui concentre le sens à l’extrême, qui le condense et, pour se faire, trouve des solutions pleines d’imagination, de pertinence et de poésie. Mais en même temps la signature ne devient-elle pas aussi une sorte de gadget ou plutôt le lieu même d’une dénonciation de ce que Franquin lui-même appelait « une gadgétisation de toute fonction » ? A une époque (les années 1960-1970) qui sont de plus en plus marquées par la logique du gadget (PIF ne devient-il pas PIF Gadget en 1969 ?), cette « gag »gétisation (croisement du gag et du gadget) n’en fait-il pas à la fois une marque de fabrique et une critique humoristique de l’époque ?

Replier le gag (qui a été déplié sur une planche entière, ce qui, dans l’absolu reste un espace lui-même déjà limité) dans un objet aussi réduit pose a priori un problème qui n’est autre que celui de la production de la synthèse, de la fabrication par distillerie d’une substantifique moelle du sens. Il faut alors utiliser la forme même de cette signature et ses différentes lettres ou son tracé global comme autant de prises pour assurer la métamorphose. Le « F » est souvent à l’honneur, parce que majuscule il domine et crée une déclivité : par en dessus, il permet, par exemple, nous l’avons vu, de pendre un bouquet ou de servir de tremplin pour la piscine, elle-même incarnée par la ligne flottante du reste du nom. La queue du « N », à la fin, sert à accrocher quelque chose ou de vecteur dynamique si elle est agrandie. Le « Q » peut abriter un chat ou d’autres yeux. Le mot, en tant que tel peut être convoqué comme une sorte de missile, un objet dynamique doté de sa propre cinétique, embarqué dans un mouvement tournant ou en vrille à moins qu’il ne soit vecteur de vitesse. Il peut, en tout ou partie, également être écrasé ou exploser. Bref, ce mot devient une matière qu’il convient de sculpter, de travailler, d’ouvrager, de déchirer, d’écarteler, de malaxer, de nouer etc.

C’est une véritable matière première dont le dessinateur s’empare pour pratiquer une poétique de la métamorphose où l’écriture est au service du dessin. Comme si le dessin pouvait enfin dominer dans la relation à l’écriture et inverser le rapport de pouvoir : il se saisit alors de l’écriture pour la travestir, la trafiquer, la tordre afin qu’elle se plie à la nécessité du gag visuel ou de la dimension visuelle du gag. Cette écriture, dès lors, obligée d’abandonner sa propre autonomie accepte l’emprise cosmétique du dessin qui la façonne dans une calligraphie humoristique où le sens tout court et le sens de l’humour se confondent. L’écriture dit encore la signature. Le dessin, par son design, la subvertit et la met en scène comme autre chose, simultanément. Elle est toujours décryptée comme signature mais camouflée ou plutôt transcendée en ce à quoi elle se prête : car elle devient instrument de musique ou véhicule, en effet. Et comme toujours chez Franquin, elle n’est pas immobile, mais dynamique, voire même complétement en mouvement. Elle n’est plus seulement dans la logistique de son propre geste (qui en fait un objet graphique unique et comme tel identificateur), mais également porteuse de la logistique d’un vecteur, d’un geste, d’une transformation qui dit tout autre chose : la pollution, la musique, la violence, la joie etc.

Cette signature travestie caricature la signature : elle la défait comme geste sérieux, celui de la norme sociale (cf. le point 4), pour mieux l’investir d’un geste ludique qui la met littéralement en jeu. Or, ce jeu est biface : d’un coté, elle lui offre une rare visibilité, qui est celle justement, de la déformation-amplification caricaturale clownesque, de l’autre, cependant, elle devient également, de facto, le tremplin d’une revendication professionnelle des plus sérieuses.

 

Sociologie graphique de la signature dessinée de Franquin

 

« Le lecteur a beaucoup aimé les signatures, je crois » A. Franquin (Bocquet et Verhoest, p. 129)

 

Si ce lecteur a, en effet, plébiscité les signatures dessinées, c’est surement parce qu’elles proposent de remarquables suppléments de rire, mais aussi peut-être, parce qu’elles bousculent ce que, socialement, signer veut dire.

Selon Béatrice Fraenkel [13] la signature est à l’articulation de deux types de signes : des signes d’identité (nom propre) et des signes de validation (sceaux). Historiquement l’identité l’a emporté sur le sceau, l’écriture sur le signe graphique. Or la signature de Franquin est une signature dessinée : elle mêle donc à la fois, nous l’avons vu, le nom propre et le dessin dans le même style que celui des planches. Elle subvertit alors la signature historiquement construite par l’adjonction de la graphie.

Fraenkel souligne également que : « la signature moderne peut être considérée comme un prélèvement d’empreinte du corps du signataire. C’est une empreinte cinétique, enregistrant une manière de tracer [...] » [14]. En ce sens, à sa façon, elle est une trace autobiographique. Celle de Franquin, redoublée par le dessin, est encore plus autobiographique puisqu’on y reconnaît pleinement le geste et le style du dessin de l’auteur. Elle constitue un acte de « graphiation » au sens de Philippe Marion. En ce sens elle est une double empreinte cinétique, qui dit pleinement l’individu Franquin.

 

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[12] Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1983.
[13] Béatrice Fraenkel, « La signature : du signe à l’acte », Sociétés et représentations, 2008/1, n° 25 « Ce que signer veut dire », pp. 13-33 (en ligne. Consulté le 16 mars 2022).
[14] Id., p. 20.