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Une troisième partie (9 pages), imprimée en rouge, revient au récit principal, en en montrant le décor sylvestre, cette fois vu par un témoin mobile non-identifié. Les cases sont parsemées de bulles de dialogue, dont les appendices ne sont reliés à aucune source diégétique, puisqu’aucun personnage n’est plus représenté. Néanmoins, le contenu verbal des dialogues permet de les rattacher aux deux victimes de l’accident de charrette. On comprend qu’il s’agit de collecteurs d’impôt chargés d’apporter à leur « Seigneur » une collecte de taxes. L’absurdité du tandem est soulignée par leurs dialogues, dans le style tautologique des Dupondt d’Hergé [5] : « Mais là, la roue est cassée. / Je dirais même plus ! Cassée est la roue ». Ces percepteurs ont si souvent sillonné la forêt, qu’ils ont donné un prénom à chacun des arbres remarquables qu’ils ont pris l’habitude de croiser. D’Arnaud à Zola, ils ont baptisé vingt-six hêtres en partant du principe que « L’alphabet, c’est important. L’alphabet nous montre le chemin. » Par un pur effet de traduction, le choix de l’espèce du hêtre accentue, en français, l’anthropomorphisation des arbres [6], en raison de l’homophonie avec le substantif « être », par exemple dans les répliques « Nous marchons toujours au milieu de ces hêtres » et « Nous connaissons chaque hêtre que nous rencontrons sur notre chemin ». Les deux personnages se livrent au jeu d’écriture de l’acrostiche, en couvrant l’ensemble de l’alphabet. Ils réalisent ainsi un abécédaire, dont on connaît l’importance dans l’histoire du livre illustré. Historiquement, ces ouvrages ordonnaient la création divine, en suivant un ordre alphabétique attribué au Christ lui-même, mais ils préféraient les noms de choses concrètes aux noms propres [7]. L’usage de caractères typographiques dans Le Bout de la langue rappelle à la fois cette tradition livresque, et le contexte de la bande dessinée numérique, où cet usage mécanisé s’est normalisé dans les premiers webcomics. Comme dans les deux parties précédentes, les composantes iconotextuelles de la bande dessinée sont ostensiblement déconstruites. Ainsi, le texte est séparé de l’image par l’utilisation d’une police informatisé, annulant tout « effet de trace » graphique, propre à un lettrage manuel qui tenterait d’homogénéiser « [l]e trait du dessin et le trait de l’écriture » [8]. En d’autres termes, l’usage de caractères typographiques sépare l’écriture (du texte) de la réalisation graphique (du dessin). Il est vrai que nous publions une traduction, mais les versions précédentes, l’originale en catalan comme la première édition en castillan, emploient la même police de caractères, l’Helvetica, connue pour sa neutralité et sa lisibilité. Ce lettrage contribue bien à une déconstruction concertée.
En somme, cette œuvre rejoint directement notre propos, en offrant une réflexion, menée en bande dessinée, sur les espaces et formes du texte dans la bande dessinée. Et pour cause : parallèlement à sa pratique artistique, l’auteur Gabri Molist poursuit des recherches, dans le cadre d’une thèse en cotutelle entre une université et une haute école artistique en Belgique (KULeuven / LUCA School of Arts). Son projet de recherche-création s’intitule Write Me a Panel: An Experimental Study and Practice on the Contemporary Uses of Text in Comics [Ecris-moi une case : une étude expérimentale et pratique des usages contemporains du texte dans la bande dessinée]. Son double objectif est d’étudier théoriquement et d’expérimenter pratiquement les fonctions exercées par le texte dans la bande dessinée. Nous retrouvons dans Le Bout de la langue ce questionnement qui rejoint la thématique de notre numéro spécial de Textimage.
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[5] Notons que Gabri Molist avait déjà détourné des vignettes des aventures de Tintin, dans une précédente création. Voir Eva Van de Wiele, « Entrevista a Gabri Molist », CuCo : Cuaderno de cómic, n° 16, 2021, p. 157.
[6] A relier aux recherches botaniques sur la communication entre les arbres, déjà mise en scène dans La Légende de Robin des Bois de Manu Larcenet (Paris, Dargaud, 2003) ou The End de Zep (Paris, Rue de Sèvres, 2018).
[7] Ségolène Le Men, Les Abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1984, pp. 111 et 175.
[8] Philippe Marion, Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur. Essai sur la bande dessinée, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993, p. 63. Voir, à ce sujet, les articles consacrés au lettrage dans ce numéro, par Romain Becker, Benoît Crucifix et Jean-Matthieu Méon.
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