Que faire du texte ? La bande dessinée et
son lettrage au prisme des expositions [*]

- Jean-Matthieu Méon
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Résumé

Les expositions de bande dessinée reposent sur une série d’opérations qui change le statut des éléments constitutifs (texte et image) des œuvres exposées. De manière heuristique, le déplacement ainsi opéré permet d’interroger la place donnée au texte de bande dessinée. A partir d’exemples empruntés à des initiatives contemporaines, mais aussi à leur préfiguration dans les années 1960, seront discutés ici la place et le statut assignés au texte dans ces expositions : une présence « invisible », impensée ou ignorée ; une présence gênante et à éviter ; ou encore une présence positive, à valoriser et à requalifier comme élément visuel. Ce faisant, l’exposition éclaire en creux la place du lettrage dans la bande dessinée, entre simple instrument, au service d’une narration avant tout graphique, et élément constitutif de l’identité esthétique d’une œuvre et de son auteur. Pour illustrer cette seconde approche, sont présentés ici des exemples de démarches créatives et réflexives qui soulignent que la lettre et le dessin, procédant du même trait et du même geste, se mêlent nécessairement pour produire une seule esthétique.

Mots-clés : bande dessinée, exposition, lettrage

 

Abstract

Comics exhibitions rely on diverse operations that alter the status of the constituent elements (text and image) of the works on display. In that sense, exhibitions offer a heuristic case for studying how text is considered in comics. Through examples of contemporary events and of their predecessors from the 1960s, this article discusses the status and place of text in comics exhibitions: an “invisible” presence that can be ignored, a distracting presence to be avoided or something to be valued and re-qualified as a visual element in its own right. Comics exhibitions thus shed light on lettering in comics: it can be considered as a simple tool for storytelling or as a constituent element of the aesthetic identity of a work or of an author. To illustrate this second perspective, this article gives examples of contemporary reflexive creations that underline that letters and drawings proceed from the same gesture and thus form a single aesthetic.

Keywords: comics, exhibition, lettering

 


 

Si la bande dessinée n’est pas réductible à son articulation texte/image, un tel questionnement sur les liens et les frontières entre ces deux éléments y occupe néanmoins une place centrale. La pratique contemporaine des expositions de bande dessinée apporte plusieurs éclairages sur ces relations étroites entre texte et image. Ces expositions reposent sur une série d’opérations (transformation des modalités de présentation – du livre aux cimaises – mais aussi fragmentation du récit) qui change le statut des éléments constitutifs (texte et image) des œuvres exposées. Le déplacement ainsi opéré a des vertus heuristiques. Il permet de montrer, comme on le verra, que la nature des frontières du texte et de l’image, et leur éventuel brouillage, peuvent relever d’une démarche initiée par l’auteur d’une œuvre, peuvent être inscrits dans l’œuvre elle-même et dans ses formes, mais qu’ils peuvent aussi procéder du dispositif de présentation de l’œuvre à un public. A partir d’exemples empruntés à des initiatives contemporaines, mais aussi à leur préfiguration dans les années 1960, seront discutés ici la place et le statut assignés au texte dans les expositions : une présence « invisible », impensée ou ignorée ; une présence gênante et à éviter ; ou encore une présence positive, à valoriser et à requalifier comme élément visuel, participant de la composition graphique de l’œuvre.

Ce faisant, l’exposition interroge en creux la place du lettrage dans la bande dessinée. S’agit-il, comme une partie des discours théoriques et certaines pratiques de production le donnent à comprendre, d’un simple instrument au service d’une narration portée par le dessin et sa mise en séquence ? Ou le lettrage doit-il être vu comme un élément constitutif de l’identité esthétique de l’œuvre et de son auteur ? Certaines bandes dessinées s’inscrivent davantage dans cette seconde approche. Nous verrons, en fin d’article, des exemples de démarches réflexives, à vocation satirique et/ou théorique, qui reposent sur l’appropriation et le déplacement de lettrages pour en faire ressortir la force identitaire. Que la lettre et le dessin procèdent du même trait et du même geste montre qu’ils se mêlent nécessairement pour produire une seule esthétique, celle d’une œuvre, voire d’un auteur.

 

Ignorer le texte, l’effacer, le requalifier : les effets du dispositif de l’exposition

 

Les expositions de bande dessinée peuvent être définies comme des événements organisés dans des lieux et à des occasions variés (festivals, musées, galeries, librairies) et présentant des objets manufacturés et/ou des œuvres originales, en lien avec la bande dessinée : livres et magazines, produits dérivés et artefacts, dessins et planches originales, etc. Les formes prises par ces expositions connaissent une grande diversité [1] et nous n’aborderons ici que celles qui visent une valorisation et une appréciation esthétique de la bande dessinée comme forme artistique ayant pleine vocation à participer au « concert des arts » [2]. Les trois exemples que nous retenons partagent un même dispositif emprunté aux arts plastiques (présentation d’œuvres sur les cimaises) et une même démarche de confrontation (plus ou moins marquée selon les cas) avec la création en art contemporain [3]. La focalisation sur ce type d’événements rend de manière particulièrement forte les effets exercés sur le texte par le dispositif de l’exposition et les principes qui le sous-tendent.

L’exposition Bande dessinée et figuration narrative est le premier de ces exemples. Organisée d’avril à juin 1967 par le groupe d’amateurs bédéphiles de la SOCERLID (Société civile d’études et de recherches des littératures dessinées) au Musée des Arts décoratifs de Paris [4], elle a fortement marqué l’histoire de la bande dessinée et de sa mise en exposition, notamment par le rapprochement qu’elle opérait entre bande dessinée et art, bande dessinée et musée. Plusieurs événements ont actualisé cette démarche au tournant de la première décennie 2000, au premier rang desquels se trouvent l’exposition Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain, qui s’est tenue à la Maison Rouge à Paris de mai à septembre 2009, et la biennale d’art contemporain du Havre, organisée en octobre 2010 sous le titre de Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité [5].

 

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[*] Ce texte s’appuie sur une communication restée inédite, faite lors du colloque Lex-Icon : Traiter l’image comme un texte / traiter le texte comme une image, organisé par les équipes ILLE et Crem à l’Université de Haute Alsace en juin 2012. Si nous en avons actualisé les références théoriques, notamment pour rendre compte de travaux parus ultérieurement sur les thématiques abordées, pour l’essentiel les exemples qui y sont discutés (expositions et œuvres) restent inscrits dans la période du début des années 2010. En dehors de quelques cas ponctuellement ajoutés, les expositions et les œuvres s’inscrivent donc dans un même contexte, rendent compte de manière synchronique d’un même état du rapport texte/image saisi par les expositions et la bande dessinée. Les constats formulés, s’ils sont pour partie transposables à des situations plus contemporaines, sont donc aussi à envisager comme des éclairages sur une période historique donnée, celle qui, au tournant des années 2000 et 2010, a vu se déployer dans les musées d’art en France une nouvelle vogue d’expositions de bande dessinée, à la suite du mouvement initié par le Centre Pompidou avec l’exposition Hergé en 2006.
[1] Pour une exploration plus large des expositions de bande dessinée, de leurs évolutions et de leurs formes, nous renvoyons aux travaux suivants : Thierry Groensteen, Un Objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2, 2006, pp. 152-166 ; Id., Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, PUF « Formes sémiotiques », 2011, pp. 177-198 ; Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire de master 2 à l’EESI, 2011 ; Julien Baudry, « Exposer la bande dessinée… à travers les âges », série d’articles mise en ligne sur Phylacterium de février à mai 2011 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022) ; Jean-Matthieu Méon, « Comics Exhibitions in Contemporary France: Diversity and Symbolic Ambivalence », International Journal of Comic Art, 17/1, 2015, pp. 446-464 ; Id., « L’auteur comme artiste polyvalent. La légitimité culturelle et ses figures imposées » dans Maaheen Ahmed, Stéphanie Delneste et Jean-Louis Tilleuil (dir.), Le Statut culturel de la bande dessinée – ambiguïtés et évolutions, Louvain-la-Neuve, Academia, 2017, pp. 185-204 ; Id., « L’artiste plutôt que son art : ambivalence de la reconnaissance de la bande dessinée par l’exposition » dans Laurence Ellena, Pierig Humeau et Fanny Renard (dir.), La Reconnaissance à l’œuvre. Luttes de classement artistique, processus, ambivalence, Limoges, PULIM, 2017, pp. 25-40 ; Id., « Fragmenter, matérialiser. Prises en charge de la matérialité de la bande dessinée par l’exposition », Comicalités. Etudes de culture graphique, 2019 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022) ; Florian Moine, « Construire la légitimité culturelle du Neuvième Art. Le musée de la bande dessinée d’Angoulême », Belphégor, n° 17, 2019 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022) ; Zoé Vangindertael, « La représentation muséale de l’auteur de bande dessinée : enjeux d’une dialectique entre l’artiste et l’artisan », Comicalités, Représenter l’auteur de bande dessinée, 2019 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022) et, dans une perspective plus internationale, Kim A Munson (dir.), Comic Art in Museums, Jackson, University Press of Mississippi, 2020.
[2] Nous empruntons à Thierry Groensteen l’application de cette expression à la bande dessinée (Thierry Groensteen, La Bande dessinée : son histoire et ses maîtres. Paris, Skira-Flammarion, Angoulême, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2009, p. 185).
[3] Nous appuyons notre analyse sur une exploitation de leurs catalogues, de la documentation d’accompagnement mise en ligne, d’une visite/observation (Vraoum !, septembre 2009) ainsi que sur les travaux relatifs aux expositions précédemment cités.
[4] Pierre Couperie, Proto Destefanis, Edouard François, Maurice Horn, Claude Moliterni et Gérald Gassiot-Talabot, Bande dessinée et figuration narrative, Paris, Musée des Arts décoratifs, 1967.
[5] Jean-Marc Thevenet et Linda Morren, Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité : Arts Le Havre 2010, biennale d'art contemporain. Blou, Monografik, 2010. Parmi les événements similaires, qui furent contemporains de ceux que nous étudions, on peut citer les différentes expositions monographiques qui se sont tenues à peu près à la même période : « Moebius Transe Forme » (Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, octobre 2010 - mars 2011), « Le voyage extraordinaire d’Hugo Pratt » (Pinacothèque, Paris, mars-août 2011), « Crumb. De l’Underground à la Genèse » (Musée d’art moderne, Paris, avril - août 2012). De manière plus collective, le Musée d’art contemporain de Lyon a proposé l’exposition « Quintet » en février-avril 2009 (présentant des œuvres de Blanquet, Masse, Shelton, Swarte et Ware). Les expositions que nous avons retenues sont les principales à aborder globalement la bande dessinée au cours de la période au sein d’institutions muséales généralistes (et donc hors festivals et musées spécialisés dans la bande dessinée).