Requalifier le texte en image
Prendre le texte pour autre chose qu’un ensemble de lettres à lire : c’est le ressort d’une partie des œuvres contemporaines exposées, jouant de la référence et de l’évocation. C’est aussi ce que les expositions proposent comme autre approche du texte des œuvres de bande dessinée. Outre la relégation et l’évitement, le texte, c’est-à-dire les lettres et leur calligraphie, peut faire l’objet d’une requalification en image.
L’introduction du catalogue de Vraoum ! restitue, sous forme de bande dessinée, un dialogue entre David Rosenberg et Pierre Sterckx, les deux commissaires de l’exposition. Tous deux y évoquent un voyage au Japon et leur réaction aux idéogrammes des enseignes :
― David Rosenberg : Lors de notre séjour à Tokyo où nous sommes allés à la rencontre de certains grands mangakas ou de leurs héritiers, nous nagions dans le bonheur à la simple vue des rues, de l’architecture, des images, des textes illisibles pour nous… Tu me disais que cette culture te fascinait car elle réussissait à être à la fois féodale et cyborg. Selon toi, cela tenait en partie au fait qu’ils n’avaient jamais séparé le dessin de l’écriture. Est-ce parce que la plasticité du signe va avec celle du sens ?
― Pierre Sterckx : Je le pense. Et c’est pour toutes ces raisons complexes que montrer des planches de manga dans notre exposition est une nécessité absolue [19].
L’incompréhension de la langue et de son écriture est, dans cette perspective, compensée par la perception intuitive (et ouverte) du sens plastique du texte. A travers cette remarque sur les idéogrammes japonais et les mangas, les deux commissaires incitent ainsi plus largement à avoir avant tout une appréhension graphique de tous les textes présents dans les œuvres de l’exposition [20]. Et c’est donc en toute cohérence que l’exposition tire son nom d’une onomatopée [21], c’est-à-dire d’un mot qui communique par son sens, sa prononciation mais aussi le plus souvent, suivant une logique de « fonction imageante » [22], par sa forme [23].
Le dispositif de l’exposition et son retournement
On le voit, l’exposition et son dispositif de présentation des œuvres contribuent à donner un statut au texte de bande dessinée. Indépendamment, ou presque, des intentions de l’auteur de l’œuvre et des formes de celles-ci, les opérations de sélection des œuvres ou de leurs fragments, les modalités de leur présentation et les discours d’accompagnement définissent la relation qui doit être reconnue entre le texte et l’image dans laquelle il s’insère : relation de complémentarité (« lire » le texte et l’image), relation d’exclusion (regarder l’image en ignorant le texte), relation de continuité (voir le texte comme une image, comme un élément graphique constitutif de l’image globale).
La relégation du texte qu’opèrent les expositions considérées ici est, pour une part, le fruit de contraintes pratiques : la difficulté à accéder aux originaux, qui conduit à une nécessaire fragmentation du récit et donc à privilégier, pour ces fragments, l’appréciation plastique de la planche, ou la difficulté à organiser la lecture dans une exposition [24]. Mais cette relégation procède également, et peut-être surtout, d’un choix – ou d’un impensé – qui consiste à (re)valoriser la bande dessinée depuis les arts plastiques, à partir d’une perspective plastique. La réduction plasticienne induite par le dispositif ainsi retenu peut pourtant être contournée ; d’autres types d’expositions abandonnent le primat donné à l’œuvre graphique « originale » (mais incomplète) au profit d’une valorisation de la narration et de l’univers qu’elle évoque : le paratexte (panneaux, cartels offrant explications et résumés) et la présentation de reproductions de pages dans leur forme imprimée (lettrée, colorisée) occupent alors une place centrale dans les expositions [25].
Le rôle du dispositif de présentation dans la qualification du texte se mesurera d’autant mieux si l’on considère le retournement du processus décrit jusqu’à présent. L’exposition de bande dessinée opère une transposition des œuvres de bande dessinée du livre aux cimaises, impliquant au passage la substitution d’une sélection de planches originales (mais inachevées : non colorées, parfois non lettrées) à l’intégralité des pages imprimées sous leur forme définitive (nettoyée, colorée, lettrée) au sein d’un livre. Cette appréhension plasticienne de la bande dessinée peut s’observer dans l’univers du livre. Un éditeur américain, IDW Publishing, a lancé en 2010 une collection d’ouvrages de grands formats reproduisant en fac-simile et à leur échelle originale l’intégralité des planches d’un même récit [26]. Le nom de la collection (« Artist’s Edition ») est explicitement tourné vers la dimension graphique des œuvres rééditées – et le nom des scénaristes disparaît du titre et de la couverture des ouvrages (par exemple, David Mazzucchelli’s Daredevil Born Again, Artist’s Edition en 2012, ne mentionne pas en couverture le scénariste Frank Miller). Commentant cet ouvrage hybride, le critique américain Dan Nadel en a souligné le paradoxe : « While this is a book made more for looking than reading, I couldn’t stop reading it » [27]. Ce type d’ouvrage suscite ici une inversion des effets de l’exposition de bande dessinée : regarder ce qui est fait pour être lu, lire ce qui est fait pour être regardé. C’est par le jeu du dispositif – celui du livre, qui invite à la lecture par sa matérialité, par sa mise en suite des planches et par les habitudes qui s’attachent à son usage – que le texte et la narration sont réintroduits dans l’expérience de la confrontation à l’œuvre.
Simple instrument ou trait de caractère ? Le texte et son lettrage
Le regard que les expositions portent sur le texte peut apparaître comme une forme d’incompréhension ou de décalage au regard de la spécificité que revendiquent la bande dessinée et ses auteurs (le graphique au détriment du narratif). Cependant, en étant attentive à la forme même du texte, cette perspective invite à reconsidérer la contribution souvent minorée du lettrage à l’identité d’une œuvre et/ou de son auteur.
« Entre l’instrumental et le décoratif »
Dans les approches théoriques de la bande dessinée comme dans les pratiques ordinaires de production et d’attribution des œuvres, la mise en forme du texte est envisagée de manière avant tout instrumentale.
Dans les théories de la bande dessinée, notamment sous l’influence de la sémiologie, les considérations formelles sur le texte renvoient ainsi principalement à son articulation à l’image et au récit : la façon dont le texte s’inscrit dans l’image, les procédés spécifiques que cette inscription mobilise, leur contribution à l’organisation de la narration. La centralité longtemps accordée à la question de la bulle [28] et la recherche d’une éventuelle spécificité de la bande dessinée dans sa manière d’articuler le texte et l’image témoignent de cette perspective privilégiée par la théorie [29] ; c’est dans sa relation instrumentale à la narration que le texte est pris en compte.
[19] David Rosenberg, Pierre Sterckx, Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain, Paris, La Maison Rouge, Lyon, Fage, 2009 pp. 20-21 (nous soulignons).
[20] Juste avant cet extrait, les auteurs adoptent une position plus ouverte à la lecture du texte :
― Pierre Sterckx : Il y a donc beaucoup à attendre du fait (…) de mêler aussi le plaisir du texte – pour reprendre la formule heureuse de Barthes – à celui du trait et du dessin.
― David Rosenberg : Je sais que ce plaisir mélangé est essentiel selon toi. Id., p. 19.
Cependant, comme nous le montrons ici, le dispositif expositionnel retenu (l’absence de traduction des textes déjà évoquée est ici révélatrice) comme d’autres déclarations des commissaires s’écartent de cette perspective, au profit d’une posture avant tout plasticienne.
[21] Dans l’introduction du catalogue, les deux auteurs insistent sur l’importance conceptuelle que ce terme revêt à leurs yeux et soulignent que « vraoum ! » est « une onomatopée qui fait image » Id., pp. 8 et 14. Dans ce texte (au lettrage manuscrit), le terme est systématiquement calligraphié de manière particulière.
[22] Pierre Fresnault-Deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », Communications, n° 15, 1970, p. 151 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[23] Certaines éditions françaises de mangas ne traduisent pas les onomatopées (ou seulement en surtitrage, éventuellement hors case), préservant ainsi leur expressivité graphique.
[24] Le Musée de la bande dessinée d’Angoulême a pour ce faire intégré dans la scénographie de sa collection permanente des « alcôves », dans lesquelles le visiteur peut s’installer pour lire les ouvrages dont des planches sont exposées. Pour une discussion de cette modalité « muséale spécifique » des expositions de bande dessinée, voir Jean-Matthieu Méon, « Comics Exhibitions in Contemporary France… », art. cit. ; et Florian Moine, « Construire la légitimité culturelle du Neuvième Art… », art. cit. (en ligne).
[25] Pour une discussion plus complète de ces différentes approches, voir Jean-Matthieu Méon, « Comics Exhibitions in Contemporary France… », Op. cit. et Id., « Fragmenter, matérialiser… », art. cit. (en ligne).
[26] Le succès de ce format aux Etats-Unis a suscité de multiples imitations chez d’autres éditeurs. Des publications similaires existent dans l’édition française (par exemple, pour Franquin, la collection Gaston, l’intégrale version originale, publiée depuis 2005 par Marsu Productions). Pour une discussion détaillée de ce type d’ouvrage, voir Jean-Paul Gabilliet, « Reading Reproductions of Original Artwork: The Comics Fan as Connoisseur », Image & Narrative, 17.4, « Comics in Art/Art in Comics », 2016 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022).
[27] « Bien qu’il s’agisse d’un livre fait pour être regardé plutôt que lu, je ne pouvais m’empêcher de le lire » (notre traduction). Dan Nadel, « Some Thoughts on David Mazzucchelli’s Daredevil: Born Again Artist’s Edition », The Comics Journal, 2012 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022).
[28] Un ouvrage comme l’essai pionnier de Robert Benayoun sur « le ballon dans la bande dessinée » montre cependant comment une telle discussion peut ouvrir sur des considérations relatives au lettrage, par exemple dans ce cas à travers la personnalisation du ballon dans Pogo de Walt Kelly (Robert Benayoun, Le ballon dans la bande dessinée. Vroom, tchac, zowie. Paris, André Balland, 1968, pp. 52-55). Le même élargissement s’observe dans l’analyse du verbal et des « ballons » chez Pierre Fresnault-Deruelle (« Le verbal dans les bandes dessinées », art. cit., pp. 150-151).
[29] Pour une synthèse sur le sujet, voir Benoît Glaude, La Bande dialoguée. Une histoire des dialogues de bande dessinée (1830-1960). Tours, PUFR « Iconotextes », 2019, pp. 45-58).