Que faire du texte ? La bande dessinée et
son lettrage au prisme des expositions

- Jean-Matthieu Méon
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Un texte ignoré

 

Dans leur approche esthétique de la bande dessinée, les trois expositions considérées axent leur propos avant tout sur la composante graphique des œuvres exposées. Ce choix traverse l’ensemble de leurs dispositifs, de la scénographie à leurs discours d’accompagnement, et le texte présent dans les œuvres est ainsi, volontairement ou de manière impensée, ignoré par les expositions.

Contrairement à la tendance qui prédomine actuellement pour les expositions de bande dessinée, l’exposition de 1967 ne présentait pas de planches originales. Le choix des organisateurs a été de mettre en scène, sur des panneaux ou de surprenantes structures composées d’une série de cubes, principalement des agrandissements en noir et blanc de planches, de cases ou de détails de dessin, afin « que le public regarde enfin l’image, le trait, la composition, les valeurs graphiques » [6]. C’est, pour une part, cette même mise en avant des qualités graphiques des dessinateurs qui fonde la logique de confrontation entre bande dessinée et art contemporain dans cette même exposition (une salle distincte y était spécifiquement dédiée à des œuvres de la Figuration narrative et du Pop-Art) comme dans Vraoum ! et, quoique différemment, à la biennale du Havre. Ces deux derniers événements entendent rassembler dans un même cadre et sur un pied d’égalité dessins et planches de bande dessinée et œuvres d’art contemporain afin de les faire dialoguer, en les présentant dans les mêmes salles et espaces d’exposition et au cœur des mêmes événements. Au vu des œuvres présentées, c’est dans les formes et dans les sujets (notamment les personnages ou leurs archétypes) que ce dialogue est censé se nouer. Le dispositif de présentation des œuvres lors de ces expositions (accrochage aux cimaises, installations) montre que l’appréhension de la bande dessinée s’y fait à l’aide des modalités d’exposition des arts plastiques et donc selon un point de vue plasticien. Ainsi abordées, les œuvres de bande dessinée se donnent à voir, montrent ou évoquent, plus qu’elles ne racontent ou ne se donnent à lire.

Les archives montrent que pour l’exposition de 1967, contrairement à Vraoum ! et à la Biennale du Havre, la confrontation entre bande dessinée et art contemporain a davantage résulté d’un « mariage forcé » [7], sous contraintes institutionnelles. Les commentaires de Pierre Couperie en témoignent, tout comme le texte de Gérald Gassiot-Talabot dans le catalogue qui accompagnait l’exposition [8] et ses prolongements ultérieurs [9]. Pour le critique d’art, s’il y a des « correspondances » [10] entre bande dessinée et peinture, et tout particulièrement la figuration narrative, les deux « genres » sont marqués par une « différence fondamentale » [11], dont le texte et son insertion par la bulle constituent un point de mise en évidence très directe. L’approche « restrictive » de la narration qui, selon l’auteur, caractérise la bande dessinée [12] amène celle-ci à considérer le texte pour son sens et son rapport au récit, et donc pour sa lisibilité. La peinture quant à elle (ou en tout cas les peintres cités) tend à envisager le ballon et le texte comme des fragments sans signification, simples éléments d’un document prélevé et isolé par l’artiste, ou volontairement illisibles, en écho au caractère non-univoque des œuvres, ou au mieux, si le texte est déchiffrable, comme l’expression d’un détournement ou d’un effet de non-sens [13].

En pointant le décalage entre les appréhensions de la narration et du texte par la peinture et par la bande dessinée, la posture adoptée par G. Gassiot-Talabot révèle l’imposition institutionnelle et pratique (par le dispositif de l’exposition, que l’institution préconise et met en œuvre) que P. Couperie et la SOCERLID à la fois subissent et, paradoxalement, reprennent à leur compte. Tout se passe comme si la bande dessinée, pour se mettre au niveau de l’art pictural auquel elle se confronte – plus ou moins directement, plus ou moins volontairement – devait se débarrasser du récit, de la séquence et du texte lisible au profit du fragment (planche ou case isolée) et de différentes formes de prise de distance avec le texte. Dans un autre contexte institutionnel et symbolique, Vraoum ! et la Biennale du Havre ont reproduit une telle position.

En cohérence avec une telle approche, le texte (présent dans les bulles, les cartouches…) des œuvres de bande dessinée présentées n’est pas commenté en lui-même. Ces expositions (et leurs catalogues) n’en disent rien ; compte tenu de leur perspective plasticienne, elles n’ont rien à en dire. De même, le texte – lorsqu’il est présent (cf. infra) – est parfois incomplet, jamais traduit (malgré la présence d’œuvres non-francophones : américaines, italiennes, japonaises). Aucun résumé de l’intrigue n’est proposé, qui permettrait de contextualiser les fragments de texte (de dialogues, de récitatifs) présents. Les clés de compréhension du texte ne sont pas données : dans le cadre de l’exposition, il n’est pas fait pour être lu, voire pas fait pour être vu. Enfin, les scénaristes, qui sont les auteurs des textes, ne sont pas mentionnés systématiquement [14]. C’est bien le seul travail du dessinateur qui entre dans le champ des considérations des organisateurs.

 

Un texte à éviter ou à effacer

 

L’approche plasticienne dont sont porteuses ces expositions peut aussi se traduire par une posture plus distante encore à l’égard du texte. Le choix des œuvres permet d’opérer un évitement du texte. Les agrandissements privilégiés par l’exposition de 1967 visaient un recadrage destiné à souligner tel ou tel détail graphique, le texte ne semblant être là que de manière accidentelle ou inévitable – ou comme simple rappel que le dessin était extrait d’une bande dessinée. Parmi les œuvres d’auteurs de bande dessinée présentées à Vraoum ! ou à la biennale du Havre se trouvaient de nombreux travaux autres que séquentiels [15] : couvertures, dessins préparatoires ou publicitaires, dessins pleine page, etc. C’est-à-dire autant d’œuvres où le texte n’est pas ou peu présent, ou de manière avant tout décorative (logo, titre, éléments de décor). De même, une partie des planches originales retenues sont muettes (séquence muette d’une bande dessinée incluant du texte ou extrait d’une bande conçue comme muette (Winshluss)) ou présentées sans leur lettrage : sont visibles des planches d’où le texte a disparu (ou plus précisément n’est pas encore apparu), ne laissant alors que des bulles vides (Hergé, Jacobs, Martin, Loustal, etc.) voire aucune trace (Evens) [16]. En 1967, le choix de présenter des reproductions plutôt que des œuvres originales a permis de pousser cette logique jusqu’à son terme, l’effacement du texte : « Il faut comprendre que lorsqu’on montre une planche, les gens n’évaluent pas les valeurs graphiques du dessin, ils lisent les ballons. Pour lutter contre cette domination de l’écrit, nous sommes allés jusqu’à vider les bulles de leur contenu » [17].

La disparition du texte des œuvres des « artistes de bande dessinée » est d’autant plus frappante dans le cas de Vraoum ! et du Havre que les œuvres produites par les « artistes contemporains », elles, ont recours au texte et à des techniques d’insertion dans l’image empruntées à la bande dessinée (principalement la bulle) [18]. L’œuvre de Franck Scurti Insert (2001, voir ici), exposée au Havre en 2010, est exemplaire de cette inversion des pratiques. Au sein du corpus d’œuvres considéré à travers nos trois expositions, il s’agit de la plus longue œuvre séquentielle, constituée de sept « pages », découpées en cases, intégrant bulles et cartouches de texte. Dans ce cas, c’est par l’art contemporain que le texte à lire et la narration sont réintroduits dans l’espace de l’exposition « hybride ». Mais, en raison des caractéristiques mêmes de l’œuvre (peinture acrylique sur bois, H. 2 m ; L. 12,6 m), ces éléments ne valent pas que pour eux-mêmes ; ils sont inséparables d’un jeu formel, sur les échelles, les supports et les déplacements, et fortement référentiel, notamment par l’imitation du style de Robert Crumb.

 

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[6] Pierre Couperie (principal concepteur de l’exposition de 1967), « Autour du mouvement bédéphile », entretien avec Nicolas Gaillard (avril 1995), Contre-champ, n° 1, 1997, pp. 18-19. Cité dans Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, Op. cit., p. 67. Sur le rôle de Couperie dans l’élaboration de cette exposition, voir notamment Antoine Sausverd, « Bande dessinée et figuration narrative : la contribution de Pierre Couperie », Neuvième art 2.0 : Hommage à Pierre Couperie, 2014 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022).
[7] Antoine Sausverd, « Bande dessinée et figuration narrative », Ibid.
[8] Gérald Gassiot-Talabot, « La figuration narrative », dans Pierre Couperie et al., Bande dessinée et figuration narrative, Op. cit., pp. 229-251.
[9] Gérald Gassiot-Talabot, « De la bande dessinée à l’histoire peinte », XXe siècle, n° 45, 1975 (dans lequel la question des « ballons » et de leur contenu est discutée) ; repris dans Gérald Gassiot-Talabot, La Figuration narrative, Nîmes, Chambon, 2003, pp. 103-112.
[10] Gérald Gassiot-Talabot, La Figuration narrative, Op. cit., p. 103.
[11] Ibid., p. 111.
[12] Gérald Gassiot-Talabot, « La figuration narrative » dans Pierre Couperie et al., Bande dessinée et figuration narrative, Op. cit., p. 231 ; Gérald Gassiot-Talabot, La Figuration narrative, Op. cit., p. 104.
[13] Gérald Gassiot-Talabot, La Figuration narrative, Op. cit., pp. 108-111.
[14] Sur les trois expositions considérées, seule Vraoum ! cite des scénaristes en lien avec les œuvres présentées, et de manière tout à fait résiduelle (quatre scénaristes sont cités dans le dossier de presse comme dans le Petit journal de l’exposition, distribué lors de l’exposition (en ligne. Consulté le 23 mars 2022)). Au regard d’un corpus d’expositions dépassant les événements croisant bande dessinée et art contemporain, la place donnée aux scénaristes serait sans doute moins faible, même si leur position reste toujours nettement secondaire par rapport aux dessinateurs et les expositions dédiées à un scénariste (comme René Goscinny. Au-delà du rire, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme en 2017-2018) font figure d’exception.
[15] Voire des œuvres ne relevant pas de la bande dessinée et/ou du dessin : installations, objets (disques animés de Ruppert & Mulot), sculptures (Winshluss), selon une logique de valorisation du « polymorphisme » de l’auteur de bande dessinée (selon l’expression de Jean-Christophe Menu dans La bande dessinée et son double (Paris, L’Association, 2011, p. 145 et s.), dont sont ainsi affirmées et reconnues les compétences et la valeur artistiques au-delà de son domaine d’expression principal (Jean-Matthieu Méon, « L’auteur comme artiste polyvalent… », art. cit., 2017, pp. 185-204). Le texte, dans ces œuvres, occupe une place encore plus réduite.
[16] L’absence du lettrage sur ces planches originales est évidemment avant tout la marque des processus de division du travail en matière de bande dessinée et de la diversité des techniques de production : lettrage réalisé par le dessinateur ou par un tiers, directement sur l’original ou sur sa reproduction, manuellement ou numériquement. Néanmoins l’absence d’accompagnement de ces originaux (reproduction de la planche lettrée, cartouche précisant les textes, etc. – ce qui s’observe dans d’autres types d’expositions (voir Jean-Matthieu Méon, « Comics Exhibitions in Contemporary France… », Ibid.) souligne qu’exposer des planches privées de leur texte est ici un choix, ou tout au moins une contrainte dont le projet plasticien des expositions s’accommode pleinement.
[17] P. Couperie, « Autour du mouvement bédéphile », Op. cit., cité dans Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, art. cit., p. 67).
[18] La distinction entre ces deux catégories d’artistes – de bande dessinée, d’art contemporain – est au cœur des expositions évoquées, qui, simultanément, affirment son dépassement et opèrent son constant rappel. Dans le dossier de presse de Vraoum !, un code couleur distingue ainsi les noms des artistes selon leur « appartenance » disciplinaire ; au Havre, une rubrique « édition » au sein des biographies des artistes permet cette même distinction. Nous ne faisons ici que reprendre le découpage symbolique ainsi opéré, sans pouvoir, faute de place, l’interroger en propre (sur ce point, voir Jean-Matthieu Méon, « L’artiste plutôt que son art… », art. cit., pp. 25-40).