Que faire du texte ? La bande dessinée et
son lettrage au prisme des expositions

- Jean-Matthieu Méon
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Le même prisme instrumental prime dans les pratiques de production des œuvres et dans leur mise en discours. Les guides pratiques sur la bande dessinée et ses techniques, à destination des amateurs ou des enseignants, illustrent bien cette manière de voir le lettrage comme activité secondaire qui doit se faire oublier. De manière récurrente, ces manuels mettent en avant la lisibilité et la discrétion du lettrage.

 

Sur une feuille de papier à dessin au format de réalisation, [le dessinateur] va commencer par délimiter et tracer le cadre des différentes images puis, à l’intérieur de ceux-ci, il tracera au crayon les « portées » parallèles (comme des portées de musique) qui permettront le « lettrage » bien régulier des textes. (…) Ceci fait, les textes et les dialogues seront d’abord tracés au crayon bien régulièrement et bien lisiblement, avant d’être encrés à la plume (ou, plus rarement, au stylo à réservoir d’encre, genre « graphos »). Parfois ce travail sera confié à un auxiliaire spécialisé : le « lettreur » [30].

 

La position du lettreur dans le « monde » de la bande dessinée [31], c’est-à-dire sa place dans la chaîne de production et d’attribution symbolique et juridique des œuvres, reflète bien cette relégation instrumentale du lettrage [32]. Le lettreur est un contributeur souvent anonyme aux albums franco-belges [33], rarement mentionné autrement qu’en deuxième page intérieure, séparément des autres producteurs (dessinateur, scénariste, coloriste). L’activité se pratique parfois par studio, renforçant ainsi l’anonymat, et en externe à l’éditeur commanditaire. Juridiquement, le lettreur n’est pas un co-auteur de l’œuvre, mais un prestataire de service [34]. C’est, au sens de Becker, un personnel de renfort [35]. En 1985, le critique Bruno Lecigne, de manière volontairement polémique, pouvait ainsi écrire à propos du lettrage (ainsi que de la mise en couleur), que son « étendue se situe entre l’instrumental et le décoratif » [36]. Structurellement, juridiquement et symboliquement, les rôles du lettreur et du lettrage sont placés en dehors de l’essence de la création.

 

Lettrage et identité artistique

 

Si les expositions de bande dessinée impliquent une relégation du texte, elles peuvent aussi tendre, comme on l’a vu, à une réintégration du lettrage dans l’appréciation esthétique des bandes dessinées. Les textes théoriques et/ou critiques adoptant une telle perspective sont rares. Il est significatif que la notice de Thierry Groensteen sur le style, publiée en ligne en 2012 et reprise à l’identique en 2020 dans Le Bouquin de la bande dessinée, ne l’évoque pas du tout [37]. Le graphiste et historien de la bande dessinée Gérard Blanchard a pourtant souligné très tôt les enjeux stylistiques du lettrage en bande dessinée [38], en proposant notamment un aperçu des différents lettrages utilisés selon les contextes nationaux (franco-belge, américain), les logiques de production (individuelle ou collective, industrielle) et les mouvements esthétiques (notamment pour l’underground américain). Bruno Lecigne en a souligné lui aussi l’importance – et l’oubli récurrent :

 

On ne pense pas à regarder ou évaluer un lettrage selon des critères plastiques, car ses composants esthétiques ou même décoratifs doivent être minorés pour ne pas troubler la fonction de lisibilité. Il faudrait pourtant une iconologie de la lettre en bandes dessinées [39].

 

L’actualisation de ces enjeux, en lien avec la traduction de bandes dessinées étrangères et le recours accru au lettrage par ordinateur, a suscité, depuis une dizaine d’années, de nouvelles réflexions en la matière [40], y compris sous la forme d’exposition [41].

Soulignée indirectement par les expositions, parfois évoquée par la critique, cette importance du lettrage dans le style est particulièrement mise en avant par certaines pratiques contemporaines de création. On ne donnera ici que trois exemples contemporains d’œuvres d’auteurs de bande dessinée dont les jeux formels permettent d’illustrer les différentes modalités par lesquelles l’inséparabilité graphique entre le texte et le dessin peut être éclairée.

Du livre aux cimaises ou… au tampon encreur : Sardon, illustrateur, auteur de bande dessinée et « tampographe », propose un autre déplacement de dispositif en fabriquant un tampon permettant de reproduire le lettrage et la forme de bulle spécifiques aux albums d’Hergé, accompagné d’un texte inédit (« Mes tétons explosent de plaisir… »). Par cette bulle apocryphe et obscène, la démarche satirique et réflexive de Sardon exprime très directement la force identitaire du lettrage, y compris dans les œuvres les plus classiques, au lettrage volontairement lisible/invisible ; selon Sardon, « La graphie si particulière d’Hergé confère à d’authentiques répliques de films de boule un lustre désuet très franco-belge » [42]. Constat que les continuations commerciales des œuvres classiques ont intégré : la reprise de Blake et Mortimer par exemple a nécessité la création d’une police numérique « jacobsienne » [43].

Aux antipodes de cette mécanisation du lettrage, Joann Sfar a publié à partir de 2003 une série de « carnets » autobiographiques (2002-2018) à L’Association, puis chez Delcourt et Marabout. Dans leur forme, ces carnets mettent en scène une volonté de détachement à l’égard d’une application systématique des codes habituels de la bande dessinée (format, longueur, découpage en cases, recours aux bulles…). Les cases et les bulles, voire les dessins, disparaissent de certaines pages au profit d’une omniprésence du texte manuscrit par Sfar lui-même – auquel il revient alors d’exprimer l’identité artistique de l’œuvre et son auteur, identité directe et évidente pour le lecteur familier de l’auteur. Cet envahissement de la page par le texte manuscrit se retrouve de manière similaire chez d’autres auteurs, tels que Julie Doucet et certaines pages de son Journal (paru à L’Association en 2004, dans la même collection que Sfar) [44] ou, plus récemment, Emil Ferris avec My Favorite Thing is Monsters (chez Fantagraphics en 2017 [45]).

Cette mise au premier plan du lettrage d’un dessinateur peut prendre une forme encore plus radicale, lorsqu’un dessinateur produit des œuvres uniquement textuelles (roman, mémoire…) mais intégralement écrite dans son propre lettrage. L’auteur canadien Seth est ainsi le co-auteur avec son père John Gallant d’un livre sur l’enfance de ce dernier (Bannock, Beans and Black Tea, Drawn & Quarterly, 2004). Seth y propose une préface en bande dessinée et des illustrations ponctuelles. Mais surtout, l’ensemble du texte de l’ouvrage est écrit dans le lettrage de Seth, via une police numérique réalisée par un intermédiaire, John Kuramoto, discrètement mentionné dans l’ours de l’ouvrage. Si l’on considère ces pages, la trace du dessinateur, qui permet l’attribution visuelle de l’œuvre, n’est alors que dans sa lettre [46].

Ces œuvres, comme les expositions – à leur manière ambigüe –, montrent comment, en bande dessinée, les relations du texte et du dessin vont au-delà de leur seule articulation dans une case ou une planche. Sous les effets croisés des dispositifs de présentation et des caractéristiques formelles des œuvres, le texte se trouve en tensions, entre être lu et être vu. Au-delà de la lecture, le lettrage véhicule bien des informations extranarratives [47] : texte écrit et dessin sont inséparables dans l’appréhension graphique que l’on a de l’identité d’un artiste ou d’une œuvre car si « dans un tableau les mots sont de la même substance que les images », « ils le sont encore plus dans un dessin à la plume » (Magritte, commenté par J.-C. Menu [48]) – et ce, même si ce n’est pas la même main qui tient la plume du dessin et celle du lettrage. Rodolphe Töpffer définissait son mode d’expression – mais aussi les moyens de sa production, avec la technique de l’autographie– par cette unité de geste qui rapproche le texte et l’image, leur donnant une même identité, une même incarnation [49]. La création contemporaine en bande dessinée, comme sa valorisation sous forme d’expositions, réaffirment ainsi ce que l’un des fondateurs de la bande dessinée posait au fondement de sa démarche.

 

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[30] Duc, L’art de la B.D. Tome 1. Du scénario à la réalisation graphique, tout sur la création des bandes dessinées. Grenoble, Glénat, 1982, p. 160 (nous soulignons en italique, l’auteur en gras). Il s’agit là d’un guide parmi de nombreux autres, mais qui a connu un certain succès (Harry Morgan et Manuel Hirtz, Le petit critique illustré. Guides ouvrages de langue française consacrés à la bande dessinée. Montrouge, PLG, 1997, pp. 152-153). Des citations tout à fait similaires se retrouvent dans d’autres ouvrages du même type : « Il y a de nombreuses manières de dessiner le lettrage. (…) L’important étant que ça reste lisible » (Jean-Yves Duhoo, L’Atelier de Jojo et Yvan. Paris, L’Association, 2006) ; « Un bon lettrage sur une planche de BD, c’est comme un bon effet spécial dans un film à grand spectacle (…). Fluidité et lisibilité sont les deux buts à atteindre pour le lettreur. » (Jean-Marc Lainé et Sylvain Delzant, Le lettrage des bulles, Paris, Eyrolles, 2010, 4e de couverture).
[31] Howard Becker, Les Mondes de l’art. Paris, Flammarion, [1982] 2006.
[32] Jean-Matthieu, Méon, « Letterer », dans Erin La Cour, Simon Grennan, Rik Spanjers (dir.), Key Terms in Comics Studies. Basingstoke, Palgrave, 2021, pp. 174-176. Notre remarque vaut ici avant tout pour le lettreur spécialisé, qui se différencie du dessinateur. Pour approfondir notre constat, il faudrait donc a minima « distinguer la bande dessinée des solitaires (…) de la bande dessinée réalisée par des équipes » (Gérard Blanchard, « Esartinuloc ou les alphabets de la bande dessinée », Communications et langages, n° 26, 1975, p. 35, en ligne. Consulté le 23 mars 2022) et, plus largement, envisager la multiplicité des configurations de la chaîne de production.
[33] La tradition américaine est à cet égard bien différente, les comic books proposant depuis longtemps un générique assez extensif des contributeurs à la production : scénariste, dessinateur, encreur, colorise, lettreur, équipe éditoriale, voire au-delà.
[34] Le Groupement des Auteurs de Bande dessinée du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC BD) a publié en 2011 un document discutant les pratiques contractuelles au sein de l’édition de bande dessinée. Les co-auteurs y sont précisés : « scénariste, dessinateur et éventuellement coloriste » SNAC BD, Le Contrat commenté. Un mode d’emploi du contrat d’édition pour les auteurs de bande dessinée, 2011, p. 57. De manière générale, ce document ne prend ainsi pas en compte les lettreurs, qui ne sont pas partie prenante au contrat (sauf si le lettrage est assuré par le dessinateur).
[35] Howard Becker, Les Mondes de l’art, Op. cit..
[36] Bruno Lecigne, « Contrenotes », Controverse, n° 2, 1985, p. 30. Publié dans la revue critique Controverse, le texte discutait de l’opportunité d’appliquer aux coloristes (et aux « lettristes ») le terme « d’auteur » – comme cela était syndicalement revendiqué alors.
[37] Thierry Groensteen, « Style », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, 2012 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022). Repris dans Thierry Groensteen (dir.), Le Bouquin de la bande dessinée, Paris, Robert Laffont, Angoulême, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2020, pp. 749-754. L’auteur y distingue le « style graphique » (la « manière de dessiner particulière à un artiste ») et le « style d’écriture (ou style littéraire) » (« qui concerne spécifiquement la composante verbale de la bande dessinée ») comme éléments constitutifs du « style global de l’œuvre »,
[38] Gérard Blanchard, « Le véritable domaine de la bande dessinée », Communications et langages, n° 3, 1969, pp. 56-69 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022) ; Id., « Esartinuloc… », art. cit. (en ligne) ; Id., « Lettrage en bande dessinée », Communications et langages, 1985, n° 64, pp. 65-73 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[39] Bruno Lecigne, « L’esprit de la lettre », Les Cahiers de la bande dessinée, n° 64, 1985, pp. 87-89. Cité en note de bas de page dans Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée. Paris, PUF « Formes sémiotiques », [1999] 2006, p. 87). Par cette note, Thierry Groensteen évoque l’importance du lettrage, mais sans y consacrer d’autres développements dans l’ouvrage.
[40] Notamment David Turgeon, « Le dessin dans l’écriture ». du9, 2011 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022), Laurent Gerbier, « Le trait et la lettre. Apologie subjective du lettrage manuel », Comicalités, 2012 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022), Id., « Lettrage », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, 2017 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022), repris dans Thierry Groensteen (dir.), Le Bouquin de la bande dessinée, Paris, Robert Laffont, Angoulême, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2020, pp. 425-433) et Gaby Bazin, Lettrages et phylactères. L’écrit dans la bande dessinée. Gap, Atelier Perrousseaux, 2019.
[41] « Jean-François Rey. Typographie et bande dessinée », Centre national du graphisme, Le Signe à Chaumont, en 2020. On retrouve dans cette exposition la technique de l’agrandissement, à très grande échelle, de cases de bande dessinée mais avec une présence explicite et incontournable du texte lettré pour, précisément, en restituer le travail typographique. Sur le lettreur et designer Jean-François Rey, et les lettrages numériques qu’il a produits pour ses collaborations avec des auteurs francophones ou à l’occasion de traduction (Robert Crumb, Daniel Clowes, Charles Burns…), voir le texte qu’y consacre le commissaire de l’exposition, Jean-Noël Lafargue, « Jean-François Rey : typographie et bande dessinée », Le Dernier des blogs, 2020 (en ligne. Consulté le 3 avril 2022).
[42] Commentaire de Sardon à propos de ce tampon, visible sur le site Le Tampographe Sardon (mis en ligne le 8 juin 2009. Consulté le 4 juin 2012, inactif). Une copie de ce post du blog de Sardon peut être vue ici (consulté le 23 mars 2022).
[43] « Interview de Marie Aumont, spécialiste du lettrage de Blake et Mortimer », Blake, Jacobs et Mortimer, 6 janvier 2012 (en ligne. consulté le 3 avril 2022).
[44] Gaby Bazin, Lettrages et phylactères…, Op. cit., pp. 190-193.
[45] L’édition française par Monsieur Toussaint Louverture en 2018 a donné lieu à un travail de lettrage manuel par Amandine Boucher, lettreuse déjà associée à d’autres traductions de bandes dessinées de Dave Cooper, David Mazzuchelli ou Art Spiegelman.
[46] Plus précisément, dans le cas de l’ouvrage considéré, l’ensemble du paratexte et de l’énonciation éditoriale contribuent à cette attribution : outre les dessins évoqués et le lettrage, la matérialité de l’ouvrage (couverture toilée, aux coloris verts) est typique de Seth et se retrouve dans plusieurs autres de ses ouvrages. Sur l’importance du design de ses livres pour cet auteur, voir Seth, “Creating a Personal Vernacula Canadian Design Style”. Devil’s Artisan, 69, 2011, pp. 3-58 ; et Benoît Crucifix, Drawing from the Archives. Comics Memory in the Graphic Novel, post 2000, thèse de doctorat en langues, lettres et traductologie, Université de Liège & UC Louvain, 2020, notamment p. 109.
[47] Gene Kanneberg Jr. distingue entre les qualités narratives du lettrage, qui guident la lecture et la compréhension, métanarratives, qui contribuent au rythme et à la caractérisation plutôt qu’au récit ou à sa structure, et extranarratives, qui contribuent à l’identification de l’auteur du récit, d’un titre ou d’un genre. Gene Kannenberger Jr., “Graphic text, Graphic Context: Interpreting Custom Fonts and Hands in Contemporary Comics”, dans P. C. Gutjhar et M. L. Benton (dir.), Illuminating Letters: Typography and Literary Interpretation. Amherst, University of Massachusetts Press, p. 166.
[48] Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double. Op. cit., p. 427.
[49] Thierry Groensteen, et Benoît Peeters (dir.), Töpffer. L’invention de la bande dessinée. Paris, Hermann, 1994, p. 91.