Gabri Molist - Le Bout de la langue

Dans le cahier d’artiste de ce numéro de Textimage, nous publions une œuvre graphique de Gabri Molist (Gabriel Molist Sancho), artiste originaire de Barcelone qui vit actuellement à Bruxelles. Cette œuvre intitulée Le Bout de la langue vient d’être publiée en album, en castillan, par l’éditeur barcelonais Apa Apa Cómics [1]. Plutôt que de traduire la version réduite à 36 pages pour l’édition espagnole, nous publions la traduction [2] intégrale de l’œuvre originale, inédite, créée en catalan sous le titre La Punta de la llengua et comptant 48 planches de bande dessinée.

Le Bout de la langue peut se lire comme un triptyque, composé de deux versions d’un même récit, séparées par un intermède. Une première partie (16 pages), imprimée en bleu, montre deux hommes déambulant avec une charrette à bras, devant un décor qui se réduit tantôt à un fond monochrome, tantôt à un sol en terre, ombragé par des arbres. Situé dans une forêt, ce récit minimal n’a pas de localisation spatiotemporelle précise. La caisse de l’énigmatique véhicule en bois est entièrement fermée, mais elle comporte une fente pratiquée dans sa partie supérieure, à la manière d’un tronc d’église. Soudain, la charrette perd l’une de ses deux roues et se renverse. Les hommes, obligés de s’arrêter, discutent de la suite à donner à leur voyage. Ils dialoguent manifestement, comme en attestent leurs postures corporelles et leurs bouches ouvertes, mais la scène n’est pas sonorisée par du texte. La fumée de tabac s’échappant de la bouche et de la pipe de l’un des personnages fait songer au néologisme fumetti [petites fumées] désignant la bande dessinée en italien. On sait que la dénomination de notre objet d’étude – désigné en italien par la bulle (fumetti), en français et en anglais, par la juxtaposition d’images (bande dessinée, comic strip) – contribue à expliquer qu’« [o]n étudie, en définitive, le langage visuel de la bande dessinée, tandis que le langage verbal semble passer au second plan » [3]. La première partie du Bout de la langue dispense une leçon en ce sens, en montrant deux personnages qui conversent sans mots : nul besoin de texte pour mettre en scène un dialogue. La bande dessinée dispose effectivement de moyens complémentaires pour y parvenir, comme la dépiction de l’attitude non-verbale des personnages et l’emploi du dispositif médiatique du phylactère (même vide). Cette première partie se termine par un gros plan sur la langue de l’un des personnages, qui s’agite sans bruit, parfaite illustration du proverbe français « Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. » Le titre de l’œuvre fait référence à l’expression « avoir un mot sur le bout de la langue », en espagnol « tener en la punta de la lengua », qui traduit l’embarras d’un locuteur cherchant ses mots.

Une deuxième partie (23 pages), en quadrichromie, présente un décor sans personnage : une pièce presque vide, vue en perspective, avec une chaise, une porte et une fenêtre. Petit à petit, cet espace clos est parcouru, puis envahi, par des bulles vides, ainsi que des signes idéographiques d’impact, et des lignes de vitesse. Tous ces éléments devraient générer des sons, mais ceux-ci ne sont pas réalisés par du texte, de sorte que la séquence reste silencieuse. Après les bulles, l’espace est occupé par des lettres alphabétiques en trois dimensions, mais la scène ne s’en trouve pas davantage sonorisée. Ce faisant, l’intermède dans le récit graphique met à l’épreuve une distinction théorique pratiquée par les spécialistes de la bande dessinée, entre un espace diégétique, qui serait iconique et tridimensionnel, et un espace médiatique, supposé non-iconique et bidimensionnel [4]. Dans Le Bout de la langue, les bulles vides finissent par tomber par terre comme des pancartes qui feraient partie du décor. Quant aux caractères alphabétiques, tracés en trois dimensions ou échelonnés sur plusieurs plans, ils abandonnent la bidimensionnalité des textes de bande dessinée pour occuper toute la profondeur de l’espace diégétique, comme des éléments de décor, voire des personnages. 

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[1] Gabri Molist, La Punta de la lengua, Barcelone, Apa Apa Cómics, 2021.
[2] Benoît Glaude s’est chargé de la traduction du texte catalan en français.
[3] Daniela Pietrini, Parola di papero. Storia e tecniche della lingua dei fumetti Disney, Florence, Franco Cesati, 2009, p. 16.
[4] Voir, dans le présent numéro, l’article de Blanche Delaborde, qui déduit ce modèle de ses lectures théoriques, avant de le mettre à l’épreuve sur un corpus de mangas.

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