Lost in trans-lettering : pratiques du lettrage
dans la bande dessinée allemande [*]

- Romain Becker
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Résumé

En tant qu’élément visuel d’une bande dessinée, le lettrage en est un élément essentiel et porteur de sens. Pourtant, pour des raisons linguistiques comme économiques, les adaptations en langue étrangère négligent souvent cet aspect, trahissant ainsi une partie de l’essence de l’œuvre. C’est notamment le cas dans les pays de langue allemande où l’écriture manuscrite et souvent en majuscules des bandes dessinées a longtemps été décriée et donc altérée pour le marché germanophone. Reprodukt, une maison d’édition allemande, s’oppose à cette tendance en faisant du lettrage manuel une réelle revendication, un élément qu’il s’agit de conserver, coûte que coûte. Ce faisant, l’entreprise a pu se construire un espace éditorial et proposer du travail à des professionnel∙les de la bande dessinée, participant ainsi activement à la vie du neuvième art dans l’aire germanophone.

Mots-clés : bande dessinée, lettrage, traduction, Allemagne, édition

 

Abstract

Being a visual element of comics, the lettering is an essential part of them, and one that bears meaning. However, for linguistic and economic reasons, foreign language adaptations tend to neglect this aspect, betraying part of a piece’s essence. This is generally the case in German language countries where the commonly used handwriting in capital letters has been criticized and thus altered for the local comics market. Reprodukt, a German publisher, goes against this tendency by making hand lettering a trademark attribute, an element that must be preserved, no matter the cost. Through this, the company has been able to build its editorial niche and to offer job opportunities to comic professionals, actively assisting in the recognition of comics as an art in the German language space.

Keywords: comics, lettering, translation, Germany, publishing

 


 

Si l’expression traduttore, traditore – « Traduire, c’est trahir » – s’emploie pour l’adaptation d’un texte dans une autre langue, lorsque l’on adapte une bande dessinée, on ne traduit pas seulement la langue, mais aussi la mise en forme du texte – avec la « trahison » de l’original que cela implique. En effet, dès lors qu’elle contient du texte (même dans son paratexte), traduire une bande dessinée impliquera pour une maison d’édition de s’interroger sur le lettrage, à savoir la typographie du texte et son agencement sur la page (dans des phylactères, en tant qu’onomatopées, ou à l’intérieur du dessin), nécessairement différent de celui de l’œuvre d’origine. Or, comme le rappelle Laurent Gerbier, plus qu’un détail, le lettrage « touche à la spécificité même de la bande dessinée », puisqu’« il réalise la coexistence graphique du lisible et du visible » [1]. Loin de transmettre uniquement un sens signifié « lisible », l’habillage du texte en tant que signifiant est un élément « visible », ce qui fait que « le texte en bande dessinée est donc intrinsèquement visuel » [2]. En bref, le signe typographique a « la particularité d’être à la fois texte et image » [3], particularité qu’exploite notamment le neuvième art.

En tant qu’élément graphique d’une bande dessinée, le lettrage est régi par certaines conventions, dont celle de respecter une certaine harmonie avec les autres composantes visuelles de la page. Selon L. Gerbier, à travers le lettrage, il s’agirait même de conserver « la trace d’un geste, l’expression d’une main, c’est-à-dire ce que l’on nomme proprement une ‘manière’ » – un style de traçage propre à un∙e artiste, donc, que Philippe Marion désigne comme « graphiation » [4]. Au demeurant, L. Gerbier ajoute que « si [le lettrage] manifeste la singularité d’une main, cette main n’est cependant pas toujours celle de l’auteur lui-même : c’est parfois aussi celle d’un technicien spécialisé, un lettreur qui n’est pas le dessinateur » [5]. Cette division du travail peut avoir diverses causes : écriture peu lisible de l’illustrateur ou de l’illustratrice, volonté d’avoir un lettrage avec une forme particulière, envie de cohérence avec d’autres œuvres lettrées de la même manière [6], ou changement du texte pour une adaptation dans une autre langue… Mais même dans ces cas de figure, Erico Gonçalves de Assis ajoute que lorsque les « postes de dessin et de lettrage sont stratifiés et donnés à différents professionnels (…), il appartient au lettreur de choisir de créer une typographie avec un aspect graphique en harmonie avec le style de l’artiste ou un aspect qui essaie de suivre les tendances suggérées par la narration » [7]. Ainsi, à une œuvre au style visuel extravagant et à la trame fantasque, on n’associe que rarement une typographie très droite et régulière : la forme des lettres se doit généralement d’être cohérente avec le trait de l’artiste, reflétant ainsi également le fond de l’œuvre.

Pourtant, nous en discuterons dans une première partie, cette harmonie n’est pas toujours garantie, notamment dans les adaptations d’œuvres dans une autre langue. Le cas de figure de l’Allemagne, nous le verrons dans un deuxième temps, est particulier à cet égard, puisque c’est avant tout la lisibilité du texte qui est privilégiée, contraignant ainsi le lettrage de bandes dessinées. Enfin, l’éditeur berlinois Reprodukt nous montrera comment une adaptation fidèle du lettrage peut être au cœur d’une éthique professionnelle, voire être utilisée comme argument de vente – quand bien même l’authenticité du lettrage adapté peut être questionnée.

 

Perte de typographie et perte de sens

 

Traduire une œuvre dans une autre langue implique aussi de devoir traduire la forme du texte, donc le lettrage, ce qui constitue une intervention importante sur l’identité visuelle d’une bande dessinée. Tandis que « la réimpression d’un roman ne nécessite normalement pas la duplication de la police de sa première édition (…), moderniser la police d’une bande dessinée changerait l’œuvre elle-même » [8], comme le rappellent David Carrier et Côme Martin. Afin de conserver un aspect visuel harmonieux pour la planche dans une version étrangère, une maison d’édition qui veut adapter dignement une œuvre se doit donc de travailler minutieusement ce nouveau lettrage, qu’il imite la typographie et la disposition du texte de l’original ou qu’il soit contraint de s’en écarter.

Un exemple intéressant à cet égard est la traduction de bandes dessinées asiatiques : elle nécessite en effet qu’on transforme un texte rédigé par exemple en caractères japonais en écriture latine, impliquant une apparence forcément différente. Or, en raison de la complexité de ces caractères d’écriture, il y a une large prévalence du lettrage mécanique (et non pas manuel) dans ces mangas [9], généralement avec des polices spécifiques, relativement uniformisées [10]. Par conséquent, même si elles doivent accepter l’écart entre l’aspect d’alphabets d’origine latine et d’autres alphabets, les adaptations occidentales utilisent également, pour la plupart, des polices d’écriture d’ordinateur [11] et conservent régulièrement telles quelles les onomatopées (souvent tracées, elles, à la main), permettant de se rapprocher de l’apparence du texte de l’œuvre en langue d’origine en dépit des différents alphabets. Le lettrage d’origine de mangas n’étant que rarement tracé par la main des artistes, mais généralement standardisé, il semble acceptable de lui substituer un lettrage tout aussi inorganique.

 

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[*] Nous remercions les maisons d’édition Egmont Ehapa et Reprodukt d’avoir mis à disposition les illustrations de cet article.
[1] Laurent Gerbier, « Lettrage », sur neuvièmeart 2.0, septembre 2017 (en ligne. Consulté le 20 août 2021).
[2] Côme Martin, Lire le récit multimodal, à la limite de ses habitudes, Liège, Presses universitaires de Liège, 2020, p. 197.
[3] Ibid., p. 195.
[4] Philippe Marion, Traces en cases : travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur, Louvain-La-Neuve, Academia, 1993, p. 36.
[5] Laurent Gerbier, « Lettrage », art. cit.
[6] On pensera notamment à des œuvres faisant partie d’une même série, mais dont différents épisodes peuvent avoir été écrits et dessinés par différentes personnes. Dans ce cas, il peut par exemple y avoir des conventions de lettrage maintenues entre ces différentes interprétations d’un même univers.
[7] « When the drawing and lettering posts are stratified and handed over to different professionals, however, it is up to the letterer to choose to create a typography with a graphic aspect that is in harmony with the artist's style or one that tries to follow tendencies suggested by the storytelling » (E. Gonçalves de Assis, « The Letterer as a Translator in Comics Translation », dans N. Mälzer (éd.), Comics – Übersetzungen und Adaptionen, Berlin, Frank & Timme, 2015, p. 252).
[8] David Carrier, The Aesthetics of Comics, s. l., Pennsylvania State University Press, 2000, p. 29, cité par Côme Martin, Lire le récit multimodal, à la limite de ses habitudes, s. l., Op. cit., p. 196.
[9] Heike E. Jüngst, « Die Oberflächengestaltung von Comics als Problem der Wissensvermittlung im Sachcomic », dans Qualität fachsprachlicher Kommunikation, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2004, p. 72.
[10] William S. Armour et Yuki Takeyama, « Translating Japanese Typefaces in ‘Manga’: Bleach », New Readings, vol. 15, 1er janvier 2015, p. 25 (en ligne. Consulté le 20 juillet 2021).
[11] Ibid.