Toutefois, comme l’explique B. Dolle-Weinkauff, divers pédagogues allemands reprochèrent justement à la bande dessinée cette écriture trop éloignée de l’enseignement scolaire. C’est ainsi que dès la fin des années 1950, les maisons d’édition germanophones comme Egmont Ehapa, éditeur des bandes dessinées Disney en allemand (fig. 2), inaugurèrent la tradition d’un lettrage dactylographié afin d’apaiser les opposant∙es et les censeur∙es ; une tradition en partie maintenue de nos jours.
Dans la volonté de prouver la qualité de leurs propres produits par rapport à la « littérature indécente » et afin de contrer les reproches que l’apparence de la série fasse obstacle à la maîtrise correcte de la langue et de l’écriture, dès 1957, les bulles autrefois lettrées en majuscules furent imprimées selon les règles de l’écriture en majuscules et en minuscules [22].
Mais pourquoi ce changement de lettrage s’est-il produit en Allemagne et non en France ou aux Etats-Unis, où l’on lit pourtant davantage de bandes dessinées et où l’on aurait donc pu imaginer une opposition d’autant plus vive ? Se fondant sur les écrits de B. Dolle-Weinkauff, la chercheuse Heike Jüngst suggère que ce refus de l’écriture en majuscules pourrait être spécifique aux pays germanophones, en partie en raison de leur langue.
On disait que l’utilisation des seules lettres capitales aurait une influence négative sur l’apprentissage de la lecture (…). En effet, ces textes [réécrits en majuscules et en minuscules] se lisent bien plus facilement. Cela n’est pas seulement lié au fait que la langue allemande utilise l’écriture en majuscules et en minuscules dans la structuration de sens différenciés. Les lettres minuscules sont plus riches en formes différentes que les lettres majuscules et sont plus faciles à identifier […] [23].
Si H. Jüngst insiste bien sur le fait que les lettres minuscules seraient plus facilement différenciables, fluidifiant la lecture notamment pour des enfants, la différence avec d’autres aires géographiques semble bien être linguistique. En effet, en français, en anglais ou en espagnol, une écriture uniforme dans sa casse ne pose pas particulièrement problème, puisque l’alternance entre majuscules et minuscules n’a généralement guère de valeur grammaticale – à l’opposé de la langue allemande, où les substantifs se distinguent d’emblée d’autres catégories de mots par leur lettre initiale majuscule.
Le long historique de débats typographiques en Allemagne joue sans doute également un rôle dans cette insistance sur une écriture normée et facilement lisible. Au XIXe siècle et au début du XXe, le type d’écriture Fraktur était perçu comme une caractéristique allemande par opposition à l’écriture Antiqua, usitée à l’international, au point d’en devenir une revendication des mouvements völkisch, puis initialement des national-socialistes. Sous la République de Weimar, des tentatives de modernisation de la Fraktur pour l’enseignement scolaire ont eu lieu, notamment afin de s’adapter aux plumes de stylo modernes et de concurrencer la typographie Antiqua, largement répandue dans le monde occidental. Les élèves germanophones continuaient ainsi d’apprendre plusieurs typographies, ce qui compliquait l’apprentissage de l’écriture et pouvait poser des problèmes de littératie.
En 1941, les typographies gothiques sont finalement enterrées par décret par les nazis : officiellement jugées trop juives, elles faisaient sans doute obstacle à la diffusion de propagande allemande dans les territoires occupés [24]. Les écritures comme la Fraktur, la Swabach, la Sütterlin etc. restant néanmoins symboliquement associées au nazisme ou au moins à un particularisme national, elles sont aussi bannies dans l’après-guerre et laissent place à des typographies plus internationales. Il peut ainsi y avoir un certain enjeu politique et symbolique à préférer une écriture normée, lisible par le reste du monde occidental, plutôt que de laisser proliférer des typographies diverses, particulièrement dans les formes d’art associées à la jeunesse.
Il faut ajouter qu’une intrusion aussi importante dans l’apparence physique d’une œuvre se produira sans doute plus facilement dans une aire culturelle où l’Etat peut censurer l’art afin d’assurer la protection de l’enfance [25], et particulièrement lorsque la bande dessinée n’est même pas légalement considérée comme art. Si elle était pleinement appréciée comme telle, le lettrage serait alors sans doute accepté comme partie intégrante de l’œuvre qui, dans un souci de conservation de la volonté artistique, ne devrait alors pas être trop altérée. Ce concours de circonstances tant linguistiques que pédagogiques et politiques expliquerait donc pourquoi, à partir de la moitié des années 1950, une grande partie des bandes dessinées germanophones – notamment les plus grands succès commerciaux (Astérix, Tintin, toutes les bandes dessinées de l’entreprise Disney…) –, importées ou créées sur place, est lettrée de manière mécanique sans imiter une écriture manuscrite.
Eloge éditorial du travail manuel
A l’opposé de cette tendance bien allemande à utiliser un lettrage aux allures mécaniques et régulières, une maison d’édition berlinoise, Reprodukt, mise au contraire essentiellement sur le lettrage manuel des œuvres, au point d’en faire une véritable marque de fabrique. Fondée en 1991 par Dirk Rehm, lettreur de profession, Reprodukt publie en majorité des œuvres plutôt alternatives, importées d’Amérique du Nord ou de l’espace de production franco-belge, et presque toutes lettrées à la main. Certes, même dans les pays germanophones, un certain nombre d’autres maisons d’édition fait appel à des professionnel∙les du lettrage, voire exige aujourd’hui que celui-ci soit fait à la main [26]. La véritable spécificité de Reprodukt réside alors plutôt dans la mise en valeur de ce travail de lettrage, systématiquement explicité sur les fiches descriptives des œuvres (consultables en ligne) et dans les dossiers de presse. Ces descriptifs comportent toujours le nom des lettreurs et lettreuses (juste après celui des artistes, des traducteurs et traductrices), la mention « lettrage à la main » ou simplement « lettrage » [27] s’il est fait de manière numérique, et, dans ce cas de figure bien plus rare [28], le nom du créateur ou de la créatrice de la fonte utilisée.
Alors qu’il fait toujours partie intégrante de l’adaptation d’œuvres comportant un texte, ce travail de lettrage n’est pourtant ni mentionné de la sorte chez les grandes maisons d’édition franco-belges et allemandes, ni chez les éditeurs dits alternatifs. Même chez un éditeur comme Cornélius, qui porte pourtant une attention particulière au lettrage de ses œuvres, la description des œuvres consultable en ligne ne mentionne pas les lettreurs ou lettreuses : à moins de lire la page de garde du livre physique, on n’obtient pas d’informations sur le lettrage (et encore, ce n’est pas toujours le cas). A de rares exceptions près, dont les éditeurs Casterman et Reprodukt font partie, les maisons d’édition de bandes dessinées font ainsi souvent du lettrage un « art invisible » [29] faisant preuve de « discrétion » et de « servilité » [30], dont une partie du public ne se doutera sans doute pas de l’existence. Au contraire, Reprodukt valorise ces travailleurs et travailleuses de la bande dessinée en les citant de manière systématique aux côtés des artistes impliqué∙es et des responsables de la traduction. Pour chaque produit consulté, la boutique en ligne de l’éditeur rappelle ainsi inévitablement l’existence de la pratique de lettrage et les personnes qui s’y sont consacrées [31]. Néanmoins, à l’intérieur des livres publiés par Reprodukt, les lettreurs et lettreuses ne prennent pas non plus de place plus importante que l’imprimerie ou que les traducteurs et traductrices, et sont uniquement cité∙es en page de garde.
[22] « In dem Bestreben, die Güte des eigenen Produkts gegenüber dem 'Schund' herauszustellen und den Vorwürfen zu begegnen, dass die Gestaltung der Serie die korrekte Beherrschung von Sprache und Schrift behindere, wurden ab 1957 die zuvor in Versalien geletterten Sprechblasen entsprechend den Regeln der Groß- und Kleinschreibung gedruckt » (Bernd Dolle-Weinkauff, Comics, Op. cit., p. 158).
[23] « Es hieß, dass die ausschließliche Verwendung von Großbuchstaben sich negativ auf das Lesenlernen auswirke (…) Tatsächlich lesen sich diese Texte deutlich leichter. Dass liegt nicht nur daran, dass das Deutsche die Groß- und Kleinschreibung zur bedeutungsdifferenzierenden Strukturierung verwendet. Kleinbuchstaben haben einen größeren Formenreichtum als Großbuchstaben und sind anhand von Elementen wie Ober- und Unterlängen viel leichter zu identifizieren. » (Heike E. Jüngst, « Die Oberflächengestaltung von Comics als Problem der Wissensvermittlung im Sachcomic », art. cit., p. 72).
[24] Pour plus d’informations sur la transition des écritures gothiques vers l’Antiqua, voir Silvia Hartmann, Fraktur oder Antiqua: der Schriftstreit von 1881 bis 1941, Frankfurt am Main, P. Lang, 1999.
[25] Pour une explication des spécificités allemandes à cet égard et un historique de censures récentes dans le domaine de la bande dessinée, voir Christian Muschweck, « Zwischen Kunstschutz und Jugendschutz: Über die Spruchpraxis der Bundeprüfstelle für jugendgefährdende Medien », Comicgate, 3 octobre 2016 (en ligne. Consulté le 29 avril 2021).
[26] Selon des statistiques non-vérifiables données par l’éditeur Michael Groenewald, environ 95% des bandes dessinées traduites en allemand seraient lettrées à l’ordinateur et non pas à la main. Janine Malz et Sophia Lindsey, « Text und Bild – Übersetzen von Graphic Novels: Ein Abend mit Marion Herbert und Michael Groenewald », Münchner Übersetzer-Forum, 16 novembre 2018 (en ligne. Consulté le 27 juin 2021).
[27] « Handlettering » ou « Lettering » en allemand. Le fait que le mot soit d’origine anglaise témoigne peut-être de l’étrangeté inhérente à cette pratique dans les pays de langue allemande.
[28] D’après nos relevés, sur la totalité des plus de 450 œuvres traduites par Reprodukt, 85% environ ont été lettrées à la main.
[29] L’expression est utilisée par un lettreur et une lettreuse du studio de lettrage Comicraft. Voir Richard Starkings et John Roshell, Comic Book Lettering: The Comicraft Way, Los Angeles, Active Images, 2003, p. 33.
[30] Emmanuel Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, vol. 2, n° 6, 1998, p. 141 (en ligne. Consulté le 27 avril 2022).
[31] Reprodukt n’ayant pas la main sur la manière dont les œuvres sont présentées en librairie ou sur d’autres sites marchands, la méthode de lettrage et le nom des responsables ne sont pas forcément citées dans ces autres points de vente. On peut cependant noter que le site Amazon nomme par exemple les traducteurs et traductrices d’œuvres de Reprodukt comme auteur∙es au même titre que les personnes ayant écrit l’œuvre en langue originale ; la manière dont l’éditeur décrit ses œuvres aux points de vente pourrait donc bien avoir une influence sur leur manière de les présenter.