A l’opposé, un lettrage effectué à l’origine à la main, auquel on substituerait une typographie informatique uniforme, pourrait être plus problématique, tant pour le public que pour les artistes impliqué∙es. Décrivant ce type d’adaptations, où le mécanique remplace l’organique, L. Gerbier déclare :
[…] Les glyphes tous semblables présentent une régularité qui tranche avec l’expressivité singulière de chaque caractère manuel ; rigoureusement posées sur la même ligne de base, les lettres sont plaquées sur la surface du cartouche ou de la bulle qui leur préexiste et qu’elles ne remplissent pas toujours harmonieusement. Ce phénomène est particulièrement sensible avec les traductions, le lettrage mécanique semblant alors se plier de mauvaise grâce à une délimitation spatiale qui ne lui correspond pas tout à fait […] [12].
Presque pire qu’une mauvaise traduction, dont on ne se rendrait pas forcément compte sans connaître et comprendre le texte original, un changement du lettrage trop important, voire inadapté, altère alors ouvertement « la perception même de l’image » [13], s’apparente à une mauvaise traduction, à une trahison, selon la formule citée en début de ce texte.
En effet, alors que presque tous les éléments de la planche ont été tracés par la main de l’artiste [14], un lettrage fait non pas manuellement, mais avec une machine à écrire ou avec un ordinateur, perdrait sa « graphiation » et avec elle une partie des « qualités iconiques et charnelles » [15] de la typographie, détonnerait (parfois intentionnellement) et limiterait souvent aussi les possibilités du lettrage d’exprimer autre chose que la seule signification du texte. Même avec des polices de caractère régulières et standardisées au sein d’une œuvre, la forme du texte et ses changements, aussi subtils soient-ils, sont porteurs de sens.
Bien que le lettrage des albums d’Astérix soit par exemple constant d’une œuvre à une autre – au point où la police créée par Uderzo, bien reconnaissable, fait partie de l’identité de l’œuvre – il y a des fluctuations dans la forme du texte. Ainsi, les personnages parlant fort voient leurs paroles converties en texte écrit avec des lettres grasses et de taille plus importante, tandis que les peuples Goths s’expriment en écriture gothique, plus précisément en Fraktur, cet alphabet anguleux utilisé notamment en Allemagne jusqu’au début du XXe siècle. Le changement de lettrage peut donc par exemple traduire un changement de ton, un accent, voire une autre langue, qui disparaissent dès lors que l’on ne conserve pas ces lettres fluctuantes [16].
C’est précisément ce qu’on constate dans la première traduction allemande d’Astérix et les Goths, parue en 1965 dans le magazine Lupo modern sous le titre de Siggi und die Ostgoten : que les personnages crient ou chuchotent, qu’ils parlent le gotique ou le gaulois, leurs paroles conservent la même police de caractère (dactylographiée) dans la même taille. Néanmoins, lorsqu’un personnage parle une langue germanique, le texte change de couleur et passe du noir au rouge. Il y a donc bien un élément visuel marquant le passage d’une langue à une autre, mais le changement de couleur est minime par rapport à celui de l’écriture entière, semblant ainsi indiquer une différence tout aussi minime entre la langue des Goths et celle des Gaulois. La Fraktur nécessitant un certain effort pour être déchiffrée, notamment lorsque l’on passe d’un type d’écriture à un autre, le public de la version originale devrait au contraire mieux comprendre l’incompréhension entre les différents peuples représentés. En omettant ce lettrage fluctuant, le texte n’en perd pas forcément ses qualités littéraires, mais certainement ses caractéristiques visuelles et le sens qui leur est associé (fig. 1).
Kauka Verlag, la maison d’édition responsable de cette adaptation, perdra les droits d’adaptation des Astérix dès l’année suivant la première publication de Siggi. La traduction – davantage celle du contenu du texte que celle de son apparence – avait été jugée de trop mauvaise qualité, mais surtout de mauvais goût [17]. Une deuxième édition allemande d’Astérix et les Goths paraîtra chez Egmont Ehapa en 1970 et conservera, elle, davantage les conventions de lettrage, mais aussi le contenu textuel de la version originale. Si Rolf Kauka, l’éditeur de la première traduction en langue allemande, avait opté pour une adaptation aussi inappropriée du texte en 1965, c’est que, surtout lorsqu’il est manuel, le lettrage s’avère être une partie particulièrement couteuse et chronophage du processus d’adaptation. En outre, il s’agit d’une étape technique, maîtrisée par un nombre restreint de travailleurs et travailleuses. Opter pour un lettrage bien adapté, imitant au mieux le lettrage original, est alors un choix éditorial qui, loin de présenter des avantages économiques, relève plutôt d’une sensibilité pour la vision originelle derrière l’œuvre ou d’une certaine proximité avec les professionnel∙les du lettrage. Si l’on peut supposer qu’il existe bel et bien une telle adhésion à des idéaux artistiques chez la plupart des éditeurs de bandes dessinées (davantage aujourd’hui qu’à l’époque de Rolf Kauka), des contraintes extérieures autres que financières peuvent également peser sur les pratiques d’adaptation. C’est notamment le cas dans les pays germanophones, où le lettrage a longtemps possédé une apparence dactylographiée, comme c’était aussi le cas dans Siggi : lettrer une œuvre à la main relève alors d’un véritable engagement.
Défiance envers le lettrage dans un « pays en voie de développement de la bande dessinée » [18]
« Traditionnellement, les bandes dessinées en langue allemande sont lettrées en écriture imprimée » [19] : c’est ce qu’affirme le chercheur Bernd Dolle-Weinkauff dans son livre retraçant l’histoire de la bande dessinée allemande. Selon lui, l’une des raisons essentielles de cette tradition de polices dactylographiées à la disposition mécanique, qui n’imitent pas l’écriture manuscrite, serait « le mépris des pédagogues pour le lettrage manuel, dans le cadre de leur combat contre la littérature indécente qu’est la bande dessinée » [20]. Ce mépris émanerait avant tout d’une particularité de la typographie de nombreuses bandes dessinées : le lettrage se fait le plus souvent en lettres capitales. C’est sans doute pour des raisons techniques, par exemple pour pallier la mauvaise qualité du papier ou pour gagner du temps en traçant toutes les lettres à la même taille, qu’initialement le lettrage ne se faisait qu’en majuscules, comme l’explique Drew Bradley :
Le temps gagné en ne traçant pas de lignes additionnelles est précieux et il ne fallut pas longtemps pour que les comic strips adoptent presque universellement l’écriture seulement en majuscules. (…) La mauvaise qualité de l’encre et celle du papier avait tendance à causer des bavures, et les majuscules restaient plus lisibles (…). La taille régulière permettait des lettres plus rapprochées, ce qui faisait gagner de la place [dans les cases]. Elles étaient plus faciles à lire avec une fonte plus petite […] [21].
Pour ces raisons avant tout techniques, en partie liées à des considérations économiques, il est devenu habituel que le texte soit entièrement rédigé en lettres capitales – une tradition encore maintenue par une grande partie des bandes dessinées publiées aujourd’hui.
[12] Laurent Gerbier, « Lettrage », art. cit.
[13] Ibid.
[14] Excepté, généralement, le numéro des pages, le contour des cases et parfois celui des bulles et cartouches.
[15] Camille Filliot, « Des dessinateurs de caractères : quand l’œuvre en images jette les bases d’un nouveau "code typographique" », dans Jacques Dürrenmatt (éd.), Calligraphie, typographie, Paris, L’Improviste, 2009, p. 96.
[16] Bien sûr, un changement de ton ou un accent peuvent aussi être exprimés à travers le vocabulaire utilisé dans un texte (en utilisant par exemple des barbarismes ou une transcription phonétique). Néanmoins, si de tels indices ne sont pas présents dans le texte source, une traduction perdrait en fidélité en en ajoutant.
[17] Dans cette première traduction, l’histoire de Siggi/Astérix se déroule non pas en Gaule occupée par les Romains, mais en Germanie occupée par les forces de l’OTAN. L’anti-américanisme côtoie ici les références au nazisme et les blagues frôlant l’antisémitisme. Voir Heiner Lünstedt, « Siggi und Babarras », Highlightzone, 17 octobre 2019 (en ligne. Consulté le 10 décembre 2021).
[18] Annabelle Steffes, « Deutschland, ein ″Comic-Entwicklungsland″ », Deutsche Welle, 19 mars 2016 (en ligne. Consulté le 1er juillet 2021).
[19] « Dennoch werden die deutschsprachigen Comics traditionell in gedruckter Schrift gelettert » (Bernd Dolle-Weinkauff, Comics: Geschichte einer populären Literaturform in Deutschland seit 1945, Weinheim, Beltz, 1990, p. 330).
[20] « Ein wesentlicher Grund dafür ist die von Pädagogen im Zuge der Bekämpfung der Comics als Schundliteratur bekundete Abneigung gegen das Hand-Lettering », Ibid.
[21] « Capital letters, on the other hand, are all equal heights and require only three guidelines. The time saved by leaving out the additional lines was valuable, and it didn’t take long for comic strips to almost universally adopt the capital-only approach. (…) The poor ink and paper quality tended to bleed, and capitals retained their readability better. They were more flexible when it came to showing emphasis. The constant sizes allowed for tighter packed letters, saving space. They were easier to read at smaller point font. They were easier to read, period » (Drew Bradley, « Looking at Lettering: CAPS vs Mixed Case », Multiversity Comics, 22 avril 2014. En ligne. Consulté le 31 juillet 2021).