Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques
- Anne Grand d’Esnon
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On trouve ce même procédé à plusieurs reprises dans ce fascicule, toujours pour figurer des actualisations émotionnelles par la remémoration : à la dixième page (fig. 9), c’est une bulle de pensée qui prend le relais des récitatifs-I pour relancer la remémoration rétrospective dont l’expression au passé crée le décrochage déictique (récitatifs-II) : « then came that one morning, in the kitchen… ». On trouve là aussi un enchaînement syntaxique et discursif entre le contenu de la bulle et le contenu du récitatif-I au milieu de la séquence. De plus, le contenu du récitatif central comprend lui-même des énoncés en discours direct adressés à la jeune femme par « some dormant version of [her]self » précisément lors de cet épisode : « Hey, weren’t you supposed to be an artist ? or a writer ? or something ? ». Ces énoncés présentent donc, eux, un ancrage énonciatif dans la séquence iconique, mais le code de la bulle est paradoxalement évité. L’effet est saisissant : le code de la bulle pousse à l’actualisation déictique du sentiment raconté là où les caractéristiques linguistiques de l’énoncé au passé créent un décrochage déictique, et inversement pour les pensées ancrées et présentées au discours direct. L’expressivité des derniers mots, toujours au prétérit mais avec un code spatial intermédiaire qui relève plutôt d’un espace « à l’intérieur » de la case blanche constitue une forme de synthèse de ces procédés : « God… who was I? What was I doing? ».
Building Stories use ainsi de façon très concertée des chassés-croisés possibles entre récit rétrospectif à la première personne et pensée directe d’une part (généralement en s’appuyant sur un lien de remémoration), entre le code de la bulle de pensée et le récitatif-I d’autre part. Ces chassés-croisés vont précisément reposer sur une tension entre l’ancrage ou le décrochage suggéré formellement par rapport à l’image (intégration à la vignette ou position périphérique) et l’ancrage ou le décrochage déictique propre à l’énoncé lui-même (correspondance ou discordance relative au lieu et au temps, autour d’une source stable : le personnage féminin).
Un cas-limite de décrochage déictique fondé sur l’aspect
Un cas-limite appelle enfin une discussion : celui où Chris Ware organise l’intégration des pensées par la bulle sans dispositif de rétrospection ou de remémoration, mais en faisant varier la valeur aspectuelle d’énoncés au présent pour créer un décrochage déictique ponctuel : une partie des pensées tendent alors vers le récitatif-II.
Dans le fascicule « Disconnect », la planche « Repetition » (fig. 10) est isolée formellement mais dans la continuité des récitatifs au présent des pages précédentes et suivantes. Elle ne comprend que des bulles, à l’exception de l’espace de titre dont le contenu est syntaxiquement relié à la première bulle de pensée. Or l’ancrage déictique des bulles de pensée varie au cours de la planche : le présent de la pensée a en effet dans la plus grande partie de la planche une valeur aspectuelle d’itération et de généralisation (« it’s certainly very reassuring… ») précisément liée au phénomène de la répétition du quotidien. Pourtant, l’image ne peut que représenter une journée particulière. Les bulles de pensée enchaînées font alors apparaître un problème de temporalité et de synchronisation évident : le temps de la pensée est considérablement plus court que celui de la journée racontée par l’image et la continuité syntaxique de la pensée se heurte à des ellipses temporelles excessives du côté de l’enchaînement des images (par exemple entre la neuvième et la dixième case où l’ellipse temporelle conséquente se conjugue avec la connexion syntaxique : « … but doing it is just so exhausting »).
Ce ne sont que les bulles finales qui ré-ancrent l’énonciation de la pensée dans le moment du coucher par leur articulation très serrée aux dialogues : le « thank #*@!ing god… » en réaction au choix de Lucy de son père pour lui lire une histoire, et la liaison formelle entre la bulle de parole « I love you » et la bulle de pensée « really » qui se poursuit dans une profession d’amour adressée silencieusement à Lucy.
C’est donc dans la valeur aspectuelle du temps des énoncés et dans le rapport temporel de la pensée à l’image qu’un décrochage déictique se manifeste, en même temps que la bulle permet en retour une actualisation de la pensée et des émotions dont il est question dans les actions quotidiennes dessinées : si la caractérisation de ces énoncés comme récitatifs-II peut être débattue, elle incite du moins à éclaircir le sentiment d’une bizarrerie énonciative qui se manifeste à la lecture de cette planche.
Le récitatif-I se présente ainsi comme un espace textuel certes peu stabilisé dans son emplacement (globalement périphérique) et ses caractéristiques visuelles mais disponible pour accueillir des énoncés sans ancrage déictique dans la vignette, amorçant un supplément de sens – sans nécessairement apporter d’information complémentaire ou de commentaire sur l’action. Si le récitatif est souvent appréhendé à travers certains dispositifs et styles bien stabilisés, l’étude de cas-limites montrent que l’espace assigné aux récitatifs-II n’est pas figé (même la bulle peut apparemment faire l’affaire), pas plus que le type d’énoncé que l’espace du récitatif-I est susceptible d’accueillir : le même type d’espace pourra toujours servir aussi à des énoncés ancrés dans la vignette. Enfin, les énoncés non ancrés (récitatifs-II) sont bien plus divers sur le plan énonciatif et sémantique que ce que l’expression « texte narratif » suggère.
Des deux objets explorés comme composantes du récitatif (un espace singularisé et périphérique, un décrochage déictique de l’énoncé), il faut donc d’abord retenir le caractère relatif et relationnel : à l’intérieur du multicadre qui hiérarchise et organise les éléments de la bande dessinée, le récitatif possède une relation privilégiée à une ou plusieurs vignettes, relation amorcée par sa proximité spatiale et confirmée ou non par d’autres relations à l’image (rétrospection, narration, écho sémantique…). Mais le contenu exact de cette relation n’est jamais donné à l’avance : il ouvre des possibilités larges de résonances entre le texte et l’image.
Parce qu’il repose sur un décrochage déictique vis-à-vis de l’image à laquelle il est associé, contrairement aux dialogues des bulles et à tout un ensemble d’autres énoncés de bande dessinée ancrés dans l’image, le récitatif est aussi un élément qui facilite les ruptures à l’intérieur de la séquence : il ménage une échappée vis-à-vis de la séquence iconique qui, seule, ne reste intelligible qu’en conservant une forte continuité spatio-temporelle. En même temps qu’il invite à mettre un contenu en relation avec sa vignette, le récitatif peut aussi conserver – on l’a vu à travers les exemples étudiés – une relation supplémentaire (souvent syntaxique) avec certains espaces textuels antérieurs et ultérieurs de la séquence. Grâce à son absence d’ancrage déictique dans la vignette, le récitatif ouvre ainsi la possibilité (activée ou non) d’une séquence parallèle à la séquence iconique.