Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques

- Anne Grand d’Esnon
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Fig. 1. Al. Moore, D. Gibbons, Watchmen, 2008

Fig. 2. Al. Moore, D. Gibbons, Watchmen, 2008

Fig. 3. Al. Moore, D. Gibbons, Watchmen, 2008

Fig. 4. Al. Moore, D. Gibbons, Watchmen, 2008

En revanche, lorsque l’on glisse vers la séquence consacrée à l’assassinat du Comédien (fig. 1) – dans laquelle Rorschach n’est pas présent – elle-même tressée d’images issues des récits antérieurs et lorsque les récitatifs basculent vers le récit de la plaisanterie du clown Pagliacci, la cohérence du récit rétrospectif ponctuel est perdue : le décalage invite alors à reconstruire un lien sémantique d’une autre nature qu’un rapport de narration ou de remémoration entre la séquence iconique et les énoncés du journal de Rorschach qui ne présentent pas d’ancrage déictique dans celle-ci. Ici, le clown Pagliacci devient évidemment un double du Comédien, liant deux figures dont l’apparence publique dissimule des individus hantés par la mélancolie et la mort, tandis que la chute tragique de la blague rejoue cruellement celle de l’assassinat du Comédien.

C’est donc bien le décrochage déictique de ces énoncés qui est premier et qui coexiste avec une relation sémantique labile vis-à-vis de l’image, relation favorisée par l’ancrage spatial : le rapport de narration ou de remémoration n’en est qu’une modalité particulière, particulièrement courante en bande dessinée pour les récitatifs à la première personne.

Les récitatifs du comics The Black Freighter lu par un adolescent dans Watchmen constituent un autre dispositif d’objets diégétiques textuels et matériels isolés ponctuellement pour servir de récitatifs à d’autres cases, même si leur statut est plus incertain. Tantôt les récitatifs du Black Freighter apparaissent directement sur le comics lu par l’adolescent, tantôt, toujours singularisés par leur forme de parchemin beige et vieilli, ils servent de récitatifs aux actions d’arrière-plan du monde de Watchmen, créant ou non un surcroît de sens. Pourtant, ces récitatifs peuvent retrouver un ancrage relatif si l’on fait de l’adolescent-lecteur présent dans la déixis de l’image, au première plan, un observateur qui perçoit à la fois son environnement et le récit dans lequel il est plongé (fig. 2). Les textes en forme de récitatifs issus du comics peuvent alors être aussi interprétés comme un fil de pensée ancré dans le moment de la lecture silencieuse : ils seraient ainsi énoncés mentalement par l’adolescent.

A côté de ces deux exemples très particuliers d’énoncés matérialisés, et déjà récitatifs d’un autre récit dans le cas du Black Freighter, la construction tressée de Watchmen s’appuie sur un procédé récurrent : le glissement (par continuité ou par reprise) d’énoncés ancrés dans une case et insérés grâce à des bulles de parole vers un espace textuel de type récitatif-I dans la case suivante ou une autre case, où l’énoncé est alors présenté entre guillemets et perd son ancrage énonciatif dans l’image.

Dans Watchmen, cet espace récitatif-I n’est pas tout à fait périphérique : il s’agit d’un ou de plusieurs cartouches blancs bien délimités, mais placés sur la vignette et jamais exactement en marge. Cet espace intermédiaire, plus proche de la bulle par son positionnement, permet une certaine latitude dans le dispositif énonciatif : il accueille le plus souvent des récitatifs-II mais peut aussi contenir des pensées ancrées dans la vignette comme celles de Dr. Manhattan sur Mars (la bulle de pensée traditionnelle est en effet absente de Watchmen).

Les paroles citées dans ce type d’espace ne possèdent en général pas d’ancrage déictique dans la vignette vers laquelle elles sont déplacées, mais le caractère intermédiaire du récitatif-I utilisé permet des exceptions. Ainsi, dans le chapitre « The darkness of mere being », aux pages 23 et 24, les paroles du Comédien, auparavant prononcées dans des bulles aux pages 16 et 21 du même chapitre, envahissent la séquence de conversation entre Laurie et Dr. Manhattan (fig. 3). Elles marquent une actualisation énonciative partielle par la remémoration en boucle par Laurie de ces paroles : on a donc là une forme d’ancrage diffus dans la vignette puisque ces paroles du Comédien citées entre guillemets deviennent les pensées intérieures de Laurie pendant son dialogue avec Dr. Manhattan.

Mais ces espaces sont le plus souvent l’occasion d’un déplacement purement formel sans ancrage déictique dans l’image suivante, ce qui crée alors des effets sémantiques typiques de la construction de Watchmen. Ainsi, dans le chapitre « The judge of all the earth » (p. 28), l’alternance entre la réunion de crise nucléaire et l’exil planétaire de Dr. Manhattan s’achève sur un tressage qui introduit une ambiguïté référentielle sur les forces supérieures dont il est question (fig. 4) : le vent d’abord (« totally indifferent »), Dieu dans un second temps (« a higher authority than mine »), les deux éléments pouvant à chaque fois prendre aussi Dr. Manhattan comme référent.

Parce que le récitatif-II n’est pas ancré dans la déixis de l’image mais qu’il y est bien ancré spatialement, nous sommes donc invité·es à faire comme si ce texte disait quelque chose sur la vignette – même lorsque ce récitatif parle de tout autre chose, provient d’un tout autre contexte énonciatif et ne raconte pas ce que raconte la vignette : c’est parce que l’ancrage sémantique est appelé par l’ancrage spatial que le tressage de Watchmen fait surgir des sens nouveaux.

 

Chassés-croisés entre récitatif-I et récitatif-II : l’exemple de Building Stories

 

Il est bien entendu possible de simplifier considérablement cette tentative de définition si le dispositif étudié s’inscrit dans un style très stable et si l’usage du récitatif reste simple. On peut également mettre en cause le concept même de récitatif comme élément unifié dans un système de bande dessinée et préférer une approche inductive qui définirait plus localement les outils d’analyse pertinents : il s’agirait alors de dépasser une approche universalisante qui tend à subsumer les importantes variations génériques, historiques ou culturelles sous le terme « récitatif ».

L’intérêt de ce parcours définitionnel se trouve cependant moins dans la production d’une définition minimale stable que dans la productivité de la distinction proposée pour l’analyse et la compréhension de dispositifs originaux comme celui de Watchmen. Dans cet exemple, les récitatifs-II s’appuient bien sur un espace textuel qui se distingue visuellement de la bulle (récitatif-I), mais le caractère périphérique de cet espace reste suffisamment variable pour accueillir d’autres types d’énoncés comme des pensées ancrées dans la vignette, en l’absence de bulles de pensée. Récitatif-I et récitatif-II fonctionnent dans l’ensemble de concert mais l’un n’implique pas immédiatement l’autre.

La définition de ces deux objets distincts me servira ainsi dans un dernier temps à analyser quelques cas de non-coïncidence du récitatif-I et du récitatif-II pour tenter d’en décrire les effets dans Building Stories de Chris Ware. A travers ces cas, je souhaiterais montrer que ce qui peut fonctionner de façon complémentaire (le rapport sémantique à l’image, l’espace textuel et son code graphique, le décrochage déictique) peut aussi être mis en tension et tiré dans des directions opposées lorsqu’un des deux objets définis est mobilisé sans l’autre.

 

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