Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques

- Anne Grand d’Esnon
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Ajoutons à ces définitions de type lexicographique une formulation de Pierre Fresnault-Deruelle qui évoque incidemment dans « Le verbal dans la bande dessinée » des « espaces diégétiques » qu’il peine à nommer de façon stable mais définit comme « les espaces colorés dans lesquels s’inscrit un texte en style « non-direct » précisant les modalités spatiales et temporelles de l’action [6] »

Trois grandes orientations complémentaires sur le récitatif se nouent dans ces définitions : la première perspective définit le récitatif à partir des informations qu’il apporte, la deuxième le décrit comme un espace doté de caractéristiques visuelles et graphiques spécifiques, la troisième le définit comme un énoncé rattaché à la figure du narrateur. On verra que dans les trois cas, la définition fonctionne par contraste avec d’autres éléments du système de la bande dessinée, très souvent la bulle ou bien l’ensemble sémantique que forme la vignette (image + bulle).

 

Le récitatif-information

 

Dans une première perspective, le récitatif est défini par sa fonction ou son contenu sémantiques par rapport aux autres composantes du « système » sémiotique de la bande dessinée (l’image et la bulle). Sa fonction est généralement décrite comme résiduelle : elle consiste à donner un complément d’information soit défini négativement comme ce qui ne peut être supporté par les autres composantes (« des informations que [le lecteur] n’obtient par ailleurs ni par le dessin ni par les dialogues [7] »), soit défini plus positivement : permettre l’expression de certains aspects du temps et de l’espace [8], déterminer ce qui restait sous-déterminé ou inféré par le lecteur (le sens d’une action qu’il commente, ou le passage de l’espace interstitiel en « donn[ant] des informations pour aider le lecteur à reconstruire la continuité entre les vignettes [9] »).

Ces informations complémentaires apportées par le récitatif sont ainsi souvent investies d’un rôle de liaison (ou de « suture [10] ») vis-à-vis de la séquence : Fresnault-Deruelle, sans nommer les récitatifs, évoque des « syntagmes d’un caractère particulier », qu’il nomme aussi « syntagmes circonstanciels », chargés d’« établir dans certains cas une liaison entre plusieurs images sur le plan de la diégèse [11] ».

Cette perspective définitionnelle fait souvent référence implicitement ou non à des modèles précis et stabilisés de bandes dessinées, et décrit par exemple assez bien le modèle franco-belge, lui-même souvent évalué à l’aune de sa capacité à se passer le plus possible des récitatifs pour éviter la redondance et à maximiser les capacités de l’image à transmettre l’information narrative.

Une définition comme celle de Saraceni prend mieux en compte la diversité des usages du récitatif (particulièrement marquée dans la bande dessinée contemporaine) lorsqu’il mentionne le cas de récitatifs qui « contiennent l’essentiel ou tous les éléments linguistiques du texte ». Il donne au récitatif la fonction peu spécifiée d’« ajouter des informations aux dialogues » qui peut aller au-delà de la détermination de l’action ou des indications circonstancielles lorsqu’il devient essentiel à la « narration de l’histoire ».

On voit que cette définition, si l’on prend en compte l’étendue des possibilités expressives et sémantiques du récitatif, se heurte rapidement à la difficulté d’isoler un trait distinctif du récitatif : au-delà de l’évidence qui consiste à poser que le récitatif contribue à l’intelligibilité et au sens du récit, que peut-on vraiment en dire face à la variété contemporaine du récitatif ? Pour cette raison, je laisserai de côté cette première perspective pour la suite de la réflexion.

 

L’espace-récitatif (récitatif-I)

 

Dans une deuxième perspective, le récitatif est défini par son espace ou ses caractéristiques graphiques. Certaines définitions embrassent des traits caractéristiques de certains albums franco-belges, explicitement ou implicitement (c’est un espace « coloré » aux caractères « souvent calligraphiés » chez Fresnault-Deruelle [12]), d’autres restent plus minimalistes : c’est un « espace encadré » dans deux des définitions (le terme de cartouche peut alors désigner de façon plus spécialisée l’espace du récitatif), et un espace marqué par sa position périphérique par rapport à la vignette dans celle de Saraceni.

Toutes ces propositions soulèvent un problème dès lors qu’on voudrait décrire par des traits formels stables ce qui se manifeste dans une hétérogénéité de formes. Il me semble que le caractère relatif des traits spatiaux et visuels mis en évidence donne un fondement satisfaisant pour une définition d’un premier objet. Ce que je nommerai récitatif-I peut alors être défini comme un espace textuel caractérisé :

 

 

Malgré ses formes variables et l’impossibilité d’une définition homogène, le récitatif est donc perçu comme un espace textuel graphiquement distinct de la bulle en particulier, et/ou un espace aux marges de la vignette, une « réserve [14] » pour reprendre le terme de Groensteen. C’est le contraste qui est premier : il n’est donc pas nécessaire de définir une position stable de cet espace ou un ensemble de caractéristiques visuelles préexistant à l’œuvre (même si elles peuvent l’être, stabilisant dans ce cas un style comme les récitatifs des albums franco-belges qui marquent la définition de Fresnault-Deruelle).

 

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[6] Pierre Fresnault-Deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », Communications, vol. 15, nᵒ 1, 1970, p. 158 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[7] « Récitatif (bande dessinée) », Wikipédia, archive de la version en date du 18 mai 2019 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).
[8] Ce type de texte « précis[e] les modalités spatiales et temporelles de l’action » Pierre Fresnault-Deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », op. cit. p. 158.
[9] Mario Saraceni, The language of comics, op. cit., p. 10.
[10] Benoît Peeters, Lire la bande dessinée (1991), Paris, Flammarion, 2010.
[11] Pierre Fresnault-Deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », op. cit., p. 150.
[12] Ibid.
[13] Si virtuellement toutes les unités de la bande dessinée entrent en relation, et en particulier les unités à l’intérieur du multicadre, la relation est privilégiée dans la mesure où le lien est précisément plus évident qu’avec toute autre unité du multicadre.
[14] Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 96