Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques

- Anne Grand d’Esnon
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

Je propose de définir ainsi le récitatif-II : un élément textuel de bande dessinée qui, (1) dans sa globalité, (2) n’est pas ancré (3) dans un foyer déictique – source, temps et lieu – (4) situé dans l’espace diégétique ouvert par l’image (5) ou la série d’images (6) dans laquelle cet élément textuel est ancré spatialement et éventuellement sémantiquement.

 

  1. Si ce texte contient des sous-niveaux énonciatifs (parole ou pensée rapportée par exemple), on prendra comme point de référence le niveau principal.
  2. L’ancrage désigne ici la relation entre ce texte et son foyer. La relation peut être d’ordre énonciatif (pour les paroles et pensées des personnages dans la scène représentée par l’image), de l’ordre de l’émission sonore (pour les bruits produits par des objets) ou de l’ordre d’un phénomène « produit par » / « qui se produit dans » dans le cas des impressifs graphiques, en particulier psychiques [26]. Cet ancrage concernera aussi généralement les textes diégétiques, c’est-à-dire présents dans l’espace qui est dessiné.
  3. La notion de foyer déictique permet d’appréhender de façon restreinte la source de l’énoncé, qu’elle soit un objet ou une conscience, en l’associant aux ici et maintenant de l’espace diégétique créé par l’image. Des pensées à la première personne que l’on pourrait relier à un personnage présent dans la vignette relèvent donc du récitatif dès lors qu’il y un décrochage spatial ou temporel (le cas de la narration rétrospective à la première personne se distingue par exemple d’autres énoncés en première personne de la vignette par ce décrochage).
  4. Cet espace diégétique est susceptible de posséder une forme de continuité spatio-temporelle virtuelle, y compris par le biais d’interfaces techniques (téléphone, radio…). La continuité spatio-temporelle de l’image doit notamment être prise en compte pour exclure de la définition du récitatif les cas de « voix-off », c’est-à-dire les énoncés ancrés dans une source « momentanément hors champ ou masqué[e] [27] ».
  5. La relation peut concerner plusieurs images en même temps dans le cas de récitatifs situés entre deux vignettes ou au-dessus d’une bande de vignettes par exemple.
  6. La relation entre le récitatif et la vignette est d’abord construite spatialement, appelant un lien sémantique qui sera ou non confirmé. On voit naturellement que ce deuxième type d’ancrage, présupposé par cette définition de récitatif-II, repose forcément sur un espace qui est cette fois celui du médium : il faut une proximité spatiale minimale (mais pas nécessairement contiguïté complète ou intégration) entre un texte et une ou plusieurs vignettes pour que la question du récitatif (ou d’une autre catégorisation d’espace textuel) se pose. Cette proximité invite à mettre en relation le texte et l’image du point de vue du sens, à construire une relation sémantique, que cette relation sémantique soit évidente ou au contraire inattendue et créative.

 

Cette définition du récitatif-II comme élément textuel (et non plus comme espace) permet donc d’exclure tout un ensemble de textes ancrés dans l’espace diégétique dessiné (voix hors-champ, onomatopées, pensées des personnages…) et à l’inverse de décrire trois processus complémentaires vis-à-vis de l’image lorsque l’espace récitatif-I contient un récitatif-II :

 

 

Watchmen ou comment faire récitatif de tout bois

 

Si le récitatif n’est plus d’abord un « texte narratif » ou le lieu d’expression d’un narrateur, tout type d’énoncé devient susceptible d’être utilisé comme récitatif-II d’une vignette ou d’un ensemble de vignettes, tout particulièrement en tirant parti du récitatif-I comme espace textuel lié à une vignette.

Cela ouvre par exemple la possibilité d’utiliser ponctuellement comme récitatifs des énoncés internes à la diégèse en les « frottant » sémantiquement à une vignette dans laquelle ils n’ont pas d’ancrage déictique, dès lors que la proximité spatiale ou les formes visuelles les plus stabilisées du récitatif-I donnent une telle instruction lors de la lecture. Watchmen [28] offre probablement les exemples les plus virtuoses de ce glissement d’énoncés diégétiques vers l’espace du récitatif (récitatif-I) : ces énoncés deviennent alors bien des récitatifs-II, puisqu’ils ne possèdent pas d’ancrage déictique dans la case vers laquelle ils sont déplacés.

Un procédé proche et très courant en bande dessinée consiste à faire passer un discours du code de la bulle dans une case (un personnage commence un récit) à celui du récitatif-I dans la case suivante pour créer un récit enchâssé dont le personnage devient alors, pour quelques cases ou quelques pages, le narrateur (même s’il est impossible, dans le cas de la bande dessinée, de lui attribuer réellement la responsabilité de la monstration des vignettes du récit enchâssé) [29].

Avec Watchmen, ce fonctionnement habituel et très intelligible se transforme en dispositif où tout énoncé interne à la diégèse pourra être utilisé comme récitatif. Ce procédé forme la base des nombreux tressages narratifs qui font la virtuosité de la composition de Watchmen.

Les extraits du journal de Rorschach témoignent bien de ce déplacement imposé au procédé du récit pris en charge ponctuellement par un personnage, sans qu’il y ait pour autant une narration unifiée du début à la fin du comics. Les énoncés de Rorschach soulèvent d’emblée le problème du statut des énoncés à la première personne, complexifiés par le statut « théoriquement » matériel et écrit du journal, qui est un objet diégétique de Watchmen.

Si l’on examine par exemple la séquence finale du chapitre « Absent Friends », on perçoit bien le statut incertain de ces énoncés. Lorsqu’ils accompagnent d’abord les déambulations de Rorschach dans la ville puis au cimetière, on peut encore postuler une forme de narration enchâssée, légèrement rétrospective (datée du même jour), dans laquelle Rorschach raconte les réflexions qu’a fait surgir sa visite au cimetière, avec une cohérence qui assure la lisibilité. Une définition du récitatif fondée sur le narrateur pourrait jusque-là suffire à décrire correctement le dispositif, à condition de préciser que ce statut de narrateur est ponctuel.

 

>suite
retour<
sommaire

[26] Blanche Delaborde, Poétique des impressifs graphiques dans les mangas 1986-1996, op. cit., p. 178.
[27] Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration, op. cit., p. 96.
[28] Alan Moore, Dave Gibbons, Watchmen, New York, DC Comics, [1986–1987] 2008.
[29] On pourrait éventuellement considérer qu’on a affaire dans ce cas à une voix-off au sens de Groensteen, mais il faut pourtant bien distinguer les cas où un personnage est hors-champ / caché mais dans l’espace virtuel tridimensionnel créé par l’image, et les cas où il est « caché » par un récit enchâssé.