Le récitatif entre espace périphérique
et décrochage déictique du texte :
définitions, problèmes et usages atypiques

- Anne Grand d’Esnon
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

Fig. 5. C. Ware, Building Stories, 2012

Fig. 6. C. Ware, Building Stories, 2012

Fig. 7. C. Ware, Building Stories, 2012

Fig. 8. C. Ware, Building Stories, 2012

Retour sur le statut des pensées à la première personne

 

La présence d’un récit rétrospectif, du début à la fin, au passé, énoncé à la première personne par le personnage principal dans des récitatifs ne pose pas de réel problème d’analyse (le décrochage déictique est évident et continu). Toutefois, l’hybridité de la bande dessinée a pour effet général de brouiller les catégories de discours liées à l’expression de la pensée dans le roman puisque la narration par l’image peut se passer de la continuité d’un fil verbal. Le décrochage déictique ou non de ce qui s’apparente à de la pensée représentée d’un personnage est en effet plus délicat à identifier lorsqu’on s’éloigne d’un dispositif clair de narration rétrospective à la première personne, notamment :

 

 

Dans ces cas-là où le récitatif-I peut être utilisé comme espace textuel, il n’est pas toujours simple de distinguer des pensées dotées d’un ancrage déictique dans l’image d’un texte à la première personne très introspectif dont cet ancrage serait pourtant absent.

Il faut de surcroît rappeler la spécificité de la pensée ancrée dans l’image par rapport à la parole : à propos de la narration romanesque, Alan Palmer suggère que, contrairement à la parole, l’expression de la pensée en discours direct n’est pas son régime « naturel » mais une convention élaborée, là où le psycho-récit est spontané [30]. La symétrie entre bulle de pensée et bulle de parole dissimule un ancrage toujours beaucoup plus diffus à partir du moment où la pensée n’est justement pas audible dans l’espace sonore de la case. Rien d’étonnant à cet égard à ce que la bulle de pensée soit souvent remplacée par un espace textuel (encadré ou non) à l’intérieur de la case, marquant l’ancrage dans l’image sans pour autant indiquer aussi clairement que la bulle le fait d’énonciation. Ce glissement facilite aussi le passage de l’image d’un statut objectif (l’espace où se produit l’événement de pensée) à un statut subjectif (l’espace perçu subjectivement et accompagné d’une pensée).

 

Le récitatif-I pour créer une continuité entre pensées ancrées dans l’image et récitatifs-II

 

Ainsi, le long fascicule grand format de Building Stories [31] de Chris Ware s’ouvre sur une large vue subjective d’une rue d’Oak Park, vignette au milieu de laquelle apparaît le mot « god… » (fig. 5). La pensée continue dans la case suivante, toujours inscrite sans cadre au milieu de la vignette (« …sometimes I really hate it here… »). La pensée se poursuit finalement dans un espace-récitatif (récitatif-I), extérieur aux deux cases. Cet espace sera par la suite souvent singularisé par des caractères bleus de typographie distincte pour les premiers mots. La pensée est dans la première page entièrement ancrée dans la deixis des vignettes (« Jesus, is this guy gonna move, or not? »).

Dans les cinq pages suivantes, deux types de séquences iconiques alternent : la marche rapide à l’aide de la poussette du personnage féminin, qui représente l’espace-temps où se déploie la pensée représentée, et l’ensemble des séquences remémoratives appelées par la pensée, où celle-ci ne possède plus d’ancrage déictique (la pensée relève alors bien du récitatif-II). La rencontre avec Cary, à la septième page, interrompt l’introspection solitaire : la pensée retourne alors dans l’espace de la bulle. On voit donc que la relative continuité du récitatif-I, dont la forme est toutefois susceptible d’être ajustée de façon graduelle entre intégration et périphérie dans la première page, contient un texte qui tantôt présente un ancrage énonciatif dans la séquence iconique avec laquelle il fonctionne, tantôt n’en présente plus. Dans le même temps, l’espace du récitatif-I assure une continuité : on le voit bien par exemple dans le passage du passé (« The last drawing I did was when Dad was in the hospital… ») au présent (« Poor Mom, when I think of her all alone in that house it gives me the chills ») où le récitatif articule les scènes remémorées à gauche, le moment de la remémoration dans la case centrale et les scènes mentales imaginées à droite (fig. 6).

La flexibilité spatiale du récitatif-I tel que le construit formellement Chris Ware permet en même temps ponctuellement des jeux expressifs qu’une intégration spatiale plus nette à la case (par exemple par la bulle de pensée) aurait interdits : c’est le cas de l’appui sur le relief typographique au moment où le personnage songe à son avortement des années plus tôt (fig. 7). Malgré la position externe du texte vis-à-vis des cases, l’ancrage énonciatif de la pensée se réalise bien dans l’ensemble de la séquence iconique. Cet ancrage est facilité par la cohérence de la mise en page qui enserre cette pensée entre deux grandes cases et rapproche la pensée d’un ensemble de petites cases montrant le personnage de dos puis de face.

 

Des récitatifs-II rétrospectifs dans des bulles de pensée

 

Un autre usage atypique, souvent pratiqué par Chris Ware, repose sur l’emploi de la bulle de pensée pour intégrer une partie des récitatifs-II. Ainsi, dans une des vignettes relevant de la remémoration (fig. 8), la bulle de pensée associée à l’enfant contient en fait un texte syntaxiquement intégré au récitatif suivant, avec une continuité du texte sous deux codes : « I’ve tried to be good… » (dans la bulle de pensée), « Really I’ve tried… » (dans l’espace récitatif-I). Le procédé, fréquent, crée une discordance énonciative intéressante, qui suggère que la remémoration consiste en un déplacement déictique réel vers un état antérieur du sujet (ici le personnage petite fille) dans le cheminement de la pensée : la bulle suggérant un ancrage énonciatif, on ne peut le rétablir que si le personnage adulte, énonciatrice de ces pensées, se déplace par la remémoration vers l’espace-temps dessiné. On a ainsi une subjectivation très forte du souvenir dessiné qui coexiste avec un jeu d’écho où se maintiendraient deux énonciations temporellement distinctes (plus facile à construire ensuite pour la répétition – au présent et sans enchaînement syntaxique – de « I’m not good » dans deux bulles de pensée à deux moments différents de la vie du personnage).

 

>suite
retour<
sommaire

[30] Alan Palmer, Fictional Minds, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, p. 77. On doit la notion de psycho-récit à la théoricienne Dorrit Cohn (Dorrit Cohn, La Transparence intérieure : modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Editions du Seuil, 1981) : le psycho-récit consiste à rendre compte des états intérieurs des personnages simplement en les racontant, sans représenter leur discours intérieur.
[31] Chris Ware, Building Stories, New York, Pantheon Books, 2012 (Chris Ware, Building Stories, trad. Anne Capuron, Paris, Delcourt, 2014).