On pourrait croire que, moyennant de simples modifications typographiques, cette colonne de texte légenderait aisément les huit cases qu’elle borde. Ce serait ignorer que les légendes d’histoires en images font davantage que narrativiser des vignettes. Une case légendée issue du numéro 20 d’Oscar-Bill [50] (fig. 7) montre un bandit, qui se faisait jusque-là passer pour un fakir, changer d’identité dans les toilettes d’un train. La légende décrit l’image – ce que ne font jamais les nouvelles illustrées d’Oscar-Bill – en prenant une posture narrative distanciée, par l’usage de présentatifs (« le voilà ») et d’autres déictiques (« cette crapule »), ainsi que de marqueurs de modalisation (interprétations subjectives, « belle barbe », « crapule », et autres traces de la première personne : « comme vous et moi », « je dis »), trahissant la médiation d’un narrateur, qui livre même ses hypothèses de lecture : « Que va-t-il faire ? Va-t-il s’installer confortablement dans un compartiment […] ? » La situation d’énonciation est, cette fois, bien campée par un narrateur qui s’adresse explicitement au narrataire qu’il construit. Cet exemple prouve que le légendage d’images est un processus d’écriture bien différent de la novellisation. On pourrait parler de vocalisation, dans le sens où la légende confère une (ou des) voix à l’image dont elle est indissociable.
Cependant, cette vocalisation tombe toujours à contretemps, elle n’est jamais parfaitement synchronisée à la scène dessinée. Dans une case du dernier numéro de l’hebdomadaire (fig. 8), Oscar découvre, dans L’Echo niçois, un reportage sur son enquête en cours [51]. Le quotidien (fictif) est intégré, par le dessin et par le lettrage de son titre, à la réalité de la bande dessinée, comme l’était le récit rétrospectif assumé par Oscar dans le numéro 11 (fig. 5). La continuité entre ces éléments n’est pas perçue seulement comme étant spatiale, mais aussi temporelle. La « temporalité du geste [de l’artiste] qui demeure perceptible à la surface de l’image » produit un effet de contemporanéité iconotextuelle, comme l’explique Laurent Gerbier dans une étude du lettrage en bande dessinée, parce que la case porte la trace d’« un contact entre la main et le papier qui est le même pour le trait du dessin et le tracé des lettres » [52]. A l’inverse, le dialogue transcrit en dessous de la vignette (fig. 8) apparaît en décalage avec la diégèse, d’autant plus qu’il est typographié. En effet, ce pavé de texte « appartient à un registre graphique dont l’altérité avec le registre de l’image est maximal (…) ; il a été composé à part, et cette mise à part en fait inévitablement un discours “venu d’ailleurs” » [53]. Les dialogues des personnages, ainsi que l’extrait cité de L’Echo niçois, apparaissent dans la légende – plus nettement que des textes de bulles de bande dessinée – comme un discours rapporté. Dans la citation du journal, l’usage de guillemets amplifie cet effet jusqu’à la dé-fictionnalisation : « Oscar prit la feuille et lut : “Nous apprenons que le célèbre détective Oscar Bill et son fidèle compagnon ont quitté hier le Bariton-Hotel où étaient descendus… On ignore où ils se sont rendus » [54]. Cet article, fictif mais traité comme authentique, rejoint « un interdiscours américain très large et vaste, facilement réutilisable par son caractère commun et connu » [55] : celui des actualités criminelles d’outre-Atlantique telles que les couvraient les journaux français de l’entre-deux-guerres.
Un produit du creuset graphique des années 1930
En somme, Oscar-Bill présente plusieurs sortes de textualisation d’histoires en images. La première légende que nous avons analysée (fig. 7) fait référence à la vignette sur laquelle elle se fonde. Son texte est plutôt de type descriptif, dans le sens où il marque une pause dans le récit pour apporter un commentaire essentiellement métanarratif (mais sans constituer une ekphrasis pour autant, il ne s’étend pas sur les qualités plastiques de l’image). Par contre, le texte typographié de la nouvelle policière (fig. 5) comprend peu d’énoncés descriptifs, il se focalise sur le compte rendu des actions et sur la transcription des dialogues, en se coulant dans la structure prototypique d’un récit. En l’occurrence, la colonne de texte correspond à un incipit narratif tout à fait classique. Quant aux bulles et légendes des figures 5 à 8, elles ne racontent, ni ne décrivent, ni ne commentent les vignettes dont elles sont indissociables ; elles donnent des voix aux images auxquelles elles se trouvent juxtaposées. En transcrivant leurs dialogues, elles les sonorisent plutôt qu’elles ne les verbalisent. Cependant, les planches des figures 5 et 6 démontrent que la bulle ne véhicule pas uniquement des interactions verbales, qu’elle peut aussi présenter des traits propres aux récitatifs : effet de métalepse, support d’un exposé, effort de synthèse, condensation du dialogue, etc. Ainsi, Erik n’a pas seulement découvert, à travers cette œuvre de jeunesse, comment sonoriser et verbaliser ses séquences d’images dessinées, en plaçant ses textes, dans, sous ou à côté d’elles, il a surtout appris ce que ces deux processus ont de différent.
L’étude du cas d’Oscar-Bill remet en question une vision évolutionniste de l’histoire de la bande dessinée francophone, comme ayant subitement adopté la nouveauté « américaine » de la bulle au tournant des années 1930. En réalité, l’apparition de la bulle remonte à trente années plus tôt en France et l’existence de « formes mixtes bulles/textes sous l’image [peut s’interpréter] non pas comme des expérimentations archaïsantes (…), mais plutôt comme des essais pour trouver un compromis entre les deux traditions », qui « perdure après 1945 » [56]. Pour ne prendre que deux hebdomadaires belges, en 1946, remarquons que les séries qui occupèrent la « une » de Wrill – Bernard Chamblet d’Etienne Le Rallic et Cap’taine Sabord d’André Rigal – et la série qui eut les honneurs de la quatrième de couverture de Tintin – Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs – recouraient à la fois à des bulles de dialogue et à de copieux récitatifs dans chaque case, typographiés (sauf l’épisode de Bernard Chamblet, lettré à la main) et disposés soit en légendes, soit dans des cartouches. Nous pourrions les réinterpréter comme des produits tardifs du creuset graphique des années 1930. Mais n’extrapolons pas trop d’un magazine éphémère remontant à 1931, revenons-en plutôt à la culture médiatique de l’entre-deux-guerres, et laissons le mot de la fin à Matthieu Letourneux, qui souligne tout l’intérêt de cette œuvre hybride pour penser l’intermédialisation de la culture de jeunesse des années 1930 :
Une série comme Oscar Bill montre combien les échanges qui se font entre des modes de représentation différents correspondent à des transactions entre langages différents, qui se complètent, s’interprètent, dialoguent. En empruntant à d’autres médias, (…) la littérature pour la jeunesse ne se contente pas de parasiter ces pratiques : elle les intègre, et se transforme sous leur influence [57].
[50] Erik, « Le fakir disparu », Oscar-Bill, n° 21, 13 août 1931, p. 4.
[51] Erik, « La main blessée », Oscar-Bill, n° 26, 17 septembre 1931, p. 4.
[52] Laurent Gerbier, « Le trait et la lettre. Apologie subjective du lettrage manuel », Comicalités, 2012, non paginé, (en ligne. Consulté le 26 octobre 2021).
[53] Ibid.
[54] Erik, « La main blessée », art. cit., p. 4. Le guillemet fermant manque dans le texte original.
[55] Laetitia Gonon, « Détective et Police Magazine à l’heure américaine (1931) », art. cit., non paginé.
[56] Julien Baudry, « La généralisation de la bulle de bande dessinée en France entre 1904 et 1940 », art. cit, pp. 92 et 94.
[57] Matthieu Letourneux, « Littérature de jeunesse et culture médiatique », art. cit., pp. 207-208.