La mise en scène d’une erreur d’interprétation sonore démontre que la bande dessinée, au seuil des années 1930, est capable de simuler une diffusion audiovisuelle, sans avoir besoin de l’attirail technologique du cinéma parlant. Elle compte sur ses lecteurs pour synchroniser [40] le son simulé par le texte. Pour les aider dans cette tâche, Erik fait un usage codé des polices de caractère, qu’il réalise à la main. Pour le lettrage des bulles, il adopte la « linéale-scripte » [41], tout en capitales, des épisodes contemporains de Tintin et de Zig et Puce, qu’il agrémente d’une fioriture : la traverse incurvée de ses « A » (il l’abandonnera par la suite). Pour les paroles enregistrées sortant du gramophone (fig. 4), le lettreur imite la police de caractère Broadway, typique de l’Art déco, déposée par Morris Fuller Benton en 1928 aux Etats-Unis, et reprise par Alain Saint-Ogan dans Zig et Puce vers 1930 [42] (voir, par exemple, la figure 6). En suivant le modèle de Saint-Ogan, Erik utilise la police principalement pour ses récitatifs, qui sont extradiégétiques, or ce n’est pas le cas du son du gramophone. La même confusion se retrouve dans la phrase qui souligne le suspense, à la fin de certaines planches d’Oscar-Bill, comme dans la figure 4. On y reconnaît la calligraphie scolaire de la légende des premières illustrations de couverture (fig. 2), une écriture qui rappelle également le sous-titre calligraphié du journal pour la jeunesse Benjamin. A priori, ce texte extradiégétique ne constitue pas un son du récit graphique, mais son usage du discours indirect entretient un flou sur son statut diégétique, comme ici : « Oscar a été joué… Vengeance ! crie-t-il » [43]. Remarquons encore que, dans la même case (fig. 4), le héros adresse sa dernière bulle, lettrée en linéales-scriptes, au lecteur qu’il regarde en face, tout en excluant son collègue français de son discours revanchard : « Ha ! Ha Joë Frask tu m’as eu... mais tu ne m’auras pas deux fois ». Tout ceci trahit les tâtonnements d’Erik, lorsqu’il place du texte dans l’image, entre la sonorisation et le commentaire narratif.
Un apprentissage de la différence entre sonoriser et verbaliser la bande dessinée
Ce balancement affectant la mise en textes des images apparaît structurel dans Oscar-Bill, tant la publication oscille entre la sonorisation et la verbalisation de la bande dessinée. Après la « une », la première double page (pp. 2-3) des fascicules offre deux planches de bande dessinée à bulles, réparties en quatre bandes d’une à deux cases, tandis que ses marges extérieures sont occupées par une colonne de texte typographié, ponctuée d’illustrations (fig. 5 par exemple). Il s’agit du début d’une nouvelle policière, racontant la même intrigue que celle du récit graphique. Vu la simultanéité des deux versions, la nouvelle peut être décrite comme une novellisation, tout comme la bande dessinée peut se lire comme une adaptation littéraire.
Prenons la page 2 du numéro 11 d’Oscar-Bill [44] (fig. 5). La deuxième moitié de la planche met en scène un départ classique pour l’aventure : un commanditaire confie une mission au héros, dans un coup de téléphone énigmatique et inquiétant. Dans les cases précédentes, le détective énumère ses exploits dans de grandes bulles illustrées, en regardant le lecteur en coin, bien qu’il s’adresse à son acolyte. Les bulles forment un écran devant le décor réduit à un fond hachuré, particulièrement dans les deuxième et troisième cases, d’où l’énonciateur disparaît. Il ne s’agit toutefois pas de raconter par le menu une scène du passé, mais plutôt de passer en revue les épisodes précédents. Une séquence similaire avait paru dans le Dimanche-Illustré du 12 janvier 1930, intitulée « Zig et Puce attendent la catastrophe » (fig. 6), reprise dans l’album Zig et Puce à New-York [45]. Les héros d’Alain Saint-Ogan rêvaient de traverser l’Atlantique depuis leur première apparition dans le Dimanche-Illustré en 1925, mais ils n’atteignirent leur objectif que cinq ans plus tard. Se sentant près du but, les héros retracèrent leur odyssée, d’une manière semblable à celle d’Oscar Bill, d’un point de vue tant narratologique que thématique. En effet, les histoires du « roi des détectives » sont rapidement passées du policier à l’aventure (au sens large développé par Zig et Puce), dans les genres des récits de piraterie ou d’aviation, du merveilleux scientifique [47] ou encore du western. Les deux passages rechargent la curiosité des lecteurs : « Que va-t-il nous arriver maintenant ? » conclut Oscar Bill, « Nous attendons la catastrophe ! » affirme Zig. Dans les deux cas, un héros-narrateur, s’exprimant à la première personne du pluriel, ne rompt pas le contrat de fiction, dans le sens où il ne décrit pas un récit graphiquemais bien des événements, en faisant comme s’ils avaient réellement eu lieu.
Dans le cas d’Oscar-Bill, un autre narrateur prend en charge l’énonciation de la colonne de texte typographié disposée à côté de la planche (fig. 5), qui n’est pas le héros, mais un anonyme conteur extradiégétique. Une voix transcendant celles des personnages raconte la même histoire que la bande dessinée, depuis une position énonciative qui n’est pas ancrée dans l’espace diégétique. Si on lit le texte comme une novellisation, qui se focaliserait sur les dialogues et les événements de l’intrigue du récit graphique, on constate des différences avec le compte rendu présenté par Oscar dans la bande dessinée. Seulement 15 des 123 lignes correspondent à la première moitié de la planche qui longe la colonne de texte :
Oscar Bill devient rêveur. Il repasse dans son esprit toutes les aventures qu’il a vécues depuis quelques mois. (…) La poursuite du paquebot Fokol où le bandit Archinoy s’était embarqué ; l’avion rouge du roi de l’alcool. Puis, circonstance bénie, la connaissance de Toukrak, le journaliste, dont il avait fait son ami. Et la ville électrique du Pr Méphistof ! Et le sous-marin fantôme ! Et enfin, la capture si difficile de Jack Butok, la terreur des prairies, et de ses complices… Tout cela défile en sa mémoire comme un film. Et Oscar Bill a encore plus grande honte et plus grand regret de son inaction actuelle [47].
Les bulles illustrées de la demi-planche à côté de ce texte présentent un style comparable (discours énumératifs au présent), à la différence qu’elles sont énoncées à la première personne et contiennent des déictiques (« ce », « ta », « nous », etc.), alors que la nouvelle / novellisation l’est à la troisième personne, sans embrayage sur la situation d’énonciation. Le narrateur littéraire relate, au présent et à la troisième personne, les événements tels qu’ils ont lieu simultanément dans le récit graphique, apparemment sans en connaître l’issue, et sans tenir compte des propriétés plastiques ou médiatiques de la bande dessinée. Même la description des décors et le portrait physique des personnages ne sont pas dressés. La novellisation ne contient pas non plus d’indice énonciatif d’une implication subjective et elle ne signale pas qu’elle reraconte un récit préexistant. Toutefois, cette narrativisation a nécessité une part d’interprétation. Elle comble les ellipses entre les cases, c’est-à-dire qu’elle retrace les événements qui s’y trouvent éludés, de même qu’elle développe les dialogues des personnages. La seconde moitié de la colonne de texte, délimitée entre un astérisme et une ligne de points, correspond aux quatre cases imprimées juste à côté d’elle. Le passage littéraire enchaîne les répliques introduites par des tirets, en les attribuant à leur locuteur par des incises de discours rapporté (d’une forme élémentaire : « dit Oscar »). Par comparaison, les bulles apparaissent comme des condensés de dialogue. Ainsi, en une seule bulle fort peu naturelle, Oscar résume sa conversation téléphonique – soit quinze répliques du texte littéraire – en produisant un effort de synthèse propre à un narrateur : « Comment ? Vous êtes le shérif de Blackbottom City, et vous avez une affaire de la plus haute importance à me confier ? Très bien ! J’arrive ! Tout de suite tout de suite [sic] ! » [48] La tension entre synthèse (compte rendu d’actions) et expansion de la bande dessinée (développement de ses ellipses) est manifeste dans les deux phrases qui concluent la narrativisation de la première moitié de la planche : « Tout cela défile dans sa mémoire comme un film. Et Oscar a encore plus grande honte et plus grand regret de son inaction actuelle » [49].
[40] Pierre Fresnault-Deruelle, « L’aventure de Tintin, un monde de bulles », dans François Gaudin (dir.), La Rumeur des mots, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 109.
[41] Gérard Blanchard, « Esartinuloc ou les alphabets de la bande dessiné », Communication et langages, n° 26, 1975, p. 27 (en ligne. Consulté le 22 mars 2022).
[42] Ibid., pp. 30-31 ; Julien Baudry, La Bande dessinée entre dessin de presse et culture enfantine, Op. cit., p. 413.
[43] Erik, « L’attaque de la Shirting Bank », Op. cit., p. 8.
[44] Erik, « Les puits en feu », Oscar-Bill, n° 11, 4 juin 1931, p. 2.
[45] Alain Saint-Ogan, « Zig et Puce attendent la catastrophe », Dimanche-Illustré, n° 359, 12 janvier 1930, p. 9 ; Alain Saint-Ogan, Zig et Puce à New-York, Paris, Hachette, 1930, p. 37.
[46] L’assassinat de l’inventeur C. Notaph par l’un de ses collaborateurs et le complot du professeur Méphistof, aux accents antisémites, préparent un pitch qu’Erik développera pendant la guerre : le méchant savant détournant une découverte d’un brave inventeur. Voir à ce sujet Pascal Ory, Le Petit Nazi illustré, Op. cit., pp. 33 et 92.
[47] Erik, « Les puits en feu », Op. cit., p. 2.
[48] Ibid., p. 2.
[49] Ibid.