Le texte de couverture du premier numéro d’Oscar-Bill introduit « le roi des détectives » de Chicago comme « le roi des rigolos » [27]. Sa présentation lui attribue une gloire transatlantique, en annonçant qu’il sera « aux prises, à Paris et à Londres, avec de dangereux apaches ou bien lancé à New-York ou à Chicago sur la piste d’une bande de perceurs de coffres-forts ou de gangsters ». En effet, le détective exercera ses talents à New York, Berkeley, Londres, et même à Singapour et en Chine, pour terminer sa carrière sur la Côte d’Azur. En rompant rapidement ses attaches avec la capitale américaine du crime dépeinte à l’époque par la presse française, il s’émancipe de l’imaginaire du gangstérisme. Comme l’explique David Pettersen, spécialiste de la littérature et du cinéma français de l’entre-deux-guerres, la réception et la réappropriation de la figure du gangster américain dans la France des années 1930 se nourrit de représentations « qui se renforçaient l’une l’autre, diffusées dans des journaux, des photographies, des romans policiers, des relations de faits divers et des films » [28]. Tandis que la presse couvrait l’actualité d’Al Capone, des films comme Little Caesar (1930) et Les Carrefours de la ville (City Streets, 1931) étaient diffusés avec une traduction en sous-titrage. Le « gangstérisme à l’américaine est avant tout un phénomène médiatique » [29] qui donne lieu à des adaptations locales, comme la figure du caïd des films Justin de Marseille (1935) et Pépé le Moko (1937), à mi-chemin entre l’apache [30] de la Belle Epoque et le gangster de Chicago. Après d’autres bandes dessinées, comme celles des Pieds-Nickelés dans L’Epatant qui avaient passé une bonne partie des années 1920 en Amérique [31], les enquêtes d’Oscar Bill montrent elles aussi une assimilation avancée de l’imaginaire du gangstérisme.
Une leçon de sonorisation de l’image par le texte
Sa première mission oppose le héros balbutiant à la bande des Frères de la Main Basse, qui personnifient l’expression « faire main basse » (dérober) comme les héros de Louis Forton incarnent l’expression « avoir les pieds nickelés » (être paresseux). Les cambrioleurs opèrent depuis les égouts de Chicago, peut-être en raison d’une mésinterprétation du terme « underworld », désignant la pègre des gangsters américains (popularisé en 1927 par le film muet Underworld ou Les Nuits de Chicago). Toutefois, l’apparence et le comportement des gangsters rappellent les Pieds-Nickelés (fig. 4) : alors qu’ils disposent d’une perceuse sophistiquée pour ouvrir les coffres-forts, ils complètent leur arsenal (peaux de banane, poudre à éternuer, pépins de citron) dans un magasin de farces et attrapes. La référence incongrue au Ku Klux Klan, à travers les pépins de fruits [32] et les cagoules pointues utilisées par les malfrats, fait partie des clichés qui américanisent le récit. De même, le chef du gang, Joë Frask, un cambrioleur qui s’adonne à la contrebande de whisky et corrompt plusieurs inspecteurs de police, a tout du gangster de fiction. Mains dans les poches, sourire en coin, cigarette aux lèvres, cet homme d’affaires porte un costume noir en laine serré à la taille, un pantalon évasé aux chevilles, un nœud papillon à motifs géométriques, un chapeau en feutre, de type fédora avec un large ruban, et des chaussures pointues cirées. En revanche, ses trois adjoints se partagent les traits des apaches à la française. Alors que leur chef affiche des signes d’ascension sociale, eux se satisfont de leur mauvaise éducation et de leur statut modeste : celui d’un immigrant italo-américain (Antonio) et d’un ouvrier des abattoirs de Chicago (Box). Le troisième (Blankett) a une tenue de voyou français de la Belle Epoque : chapeau melon, petite moustache, veste négligée, grand foulard noué autour du cou. Quant à Box, une brute alcoolique, il détient deux autres attributs de l’apache : un couteau et un débardeur marin. Ces comploteurs de l’ombre agissent dans des espaces clos, loin de la violence en rue des films de gangsters, mais le dénouement du récit parodie le modèle hollywoodien, lorsque des policiers en uniforme investissent le repaire des bandits (fig. 4). Summum de bouffonnerie, la dernière case montre « les “policemen” [qui] dansent la “polka des agents” », comme si les apaches de Joë Frask leur avaient laissé, avant de disparaître, un disque de musique de bal musette qui fût assez entraînant pour les métamorphoser en policiers de films burlesques (comme les Cops de Buster Keaton).
Comment en est-on arrivé là ? Pour cette enquête, Oscar Bill s’associe à l’inspecteur parisien Actéon Clavicule (celui que nous avons vu pendu à la figure 2), qui poursuit Joë Frask pour un vol commis à Nice. Les deux enquêteurs forment un couple à la Laurel et Hardy, dont ils partagent la maladresse burlesque (Oscar actionne étourdiment un revolver, Clavicule passe à travers une bouche d’égout ouverte). Lorsque son homologue français est enlevé, le détective localise les ravisseurs dans le dédale des égouts et il appelle des agents en renfort. Les sauveteurs perçoivent alors des plaintes derrière une porte (« Au secours / A moi / On me tue » [33]), qu’ils attribuent à l’inspecteur enlevé, sans s’apercevoir que les gangsters s’échappent par une autre issue. Une vue en coupe des galeries souterraines [34] (fig. 4) synthétise le montage alterné qui caractérise tout le récit, ayant jusque-là montré séparément les bandits à l’œuvre et les enquêteurs sur leur piste. Les policiers enfoncent la porte et découvrent la supercherie : les plaintes provenaient d’un gramophone, mis en marche à côté de Clavicule, indemne, mais ligoté et bâillonné.
La mystification reposant sur une confusion entre la voix réelle et la diffusion d’une voix enregistrée était déjà un gag éculé, exploité par les Pieds-Nickelés, par Zig et Puce, comme par Tintin [35]. A la Belle Epoque, les publicités pour le phonographe mettaient déjà en scène la confusion entre l’interprète et l’enregistrement [36], au moment où parut aux Etats-Unis la fameuse planche de bande dessinée « The Yellow Kid and his new phonograph » (1896) de Richard Felton Outcault, dans laquelle un perroquet se cache dans l’un de ces appareils [37]. Le gag de la confusion ne fonctionne que dans un média dépourvu de propriétés acoustiques et développant sa propre temporalité (en réalité, les scènes ne pourraient pas excéder la durée de lecture d’un disque 78 tours, soit trois à cinq minutes d’enregistrement par face). Transposée dans un média audiovisuel, la méprise d’un limier tel qu’Oscar Bill deviendrait invraisemblable [38], d’autant que les gangsters n’ont ni le temps ni le matériel nécessaire pour enregistrer la voix de leur otage. Le gramophone représenté, qui est un modèle transmetteur et non enregistreur [39], porte la marque « Gangster voice », qui ne désigne pas la voix d’une victime, en détournant le slogan « His master’s voice » utilisé à la fois par la Gramophone Company et par la Victor Talking Machine Company. Il s’agit bien de l’un des gadgets des Frères de la Main Basse.
[27] Erik, « L’attaque de la Shirting Bank », Op. cit., p. 1.
[28] David Pettersen, « Maurice Tourneur’s Justin de Marseille (1935) : transatlantic influences on the French gangster », Studies in French Cinema, n° 17.1, 2017, p. 2 (nous traduisons).
[29] Ibid., p. 11 (nous traduisons).
[30] On l’a vu (plus haut) mentionné dans la présentation du premier numéro d’Oscar-Bill. A la Belle Epoque, les journalistes français qualifiaient d’« apaches » des petits truands issus des classes populaires, actifs en bandes dans des grandes villes comme Paris ou Marseille. Reconnaissables à leur argot, leur style vestimentaire, leurs tatouages, leur prédilection pour les armes blanches, ils fréquentaient les guinguettes, les fêtes foraines et les bals populaires, où ils se livraient notamment au proxénétisme.
[31] Louis Forton, Les Pieds-Nickelés en Amérique, 1921-1927, Paris, Veyrier, 1969.
[32] L’utilisation de pépins comme signature criminelle, par certains membres de la société secrète, avait été rendue célèbre par une enquête de Sherlock Holmes. Voir Arthur Conan Doyle, « L’aventure des cinq pépins d’orange », trad. par Jeanne de Polignac, dans Les Nouvelles Aventures de Sherlock Holmes, Paris, La Renaissance du livre, « Le Disque rouge », 1932, pp. 177-208.
[33] Erik, « L’attaque de la Shirting Bank », art. cit., p. 8.
[34] Probablement inspirée d’une scène similaire d’Hergé parue trois semaines plus tôt : Hergé, « Tintin et Milou au pays des Soviets », Cœurs vaillants, n° 10, 8 mars 1931, pp. 4-5.
[35] Respectivement dans L’Epatant, n° 402, 30 mars 1916, p. 7, dans Dimanche-Illustré, n° 256, 22 janvier 1928, p. 9, et dans Cœurs vaillants, n° 41, 11 octobre 1931, p. 4.
[36] Jonathan Sterne, Une Histoire de la modernité sonore, trad. par Maxime Boisy, Paris, La Découverte – La Rue musicale, « Culture sonore », 2015, pp. 313 et 321.
[37] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Op. cit., p. 125.
[38] Dans une scène similaire de Tintin au pays des Soviets, le héros d’Hergé se trouve dans une cabane hantée où il entend la voix d’un fantôme provenir du sous-sol. Ne se fiant pas à ses oreilles, il s’en remet à ses yeux : « Il doit être fameusement enrhumé, ce fantôme, pour avoir une voix aussi nasillarde / Nous allons voir » (Hergé, « Tintin et Milou au pays des Soviets », Cœurs vaillants, n° 41, 11 octobre 1931, p. 4).
[39] Jonathan Sterne, Une Histoire de la modernité sonore, Op. cit., pp. 430-433. A comparer avec une scène de Tintin au Congo (1931) dans laquelle le héros enregistre et filme une conversation qu’il espionne, avant de diffuser séparément le disque puis le film muet. Voir à ce sujet : Benoît Glaude, La Bande dialoguée, Op. cit., pp. 232-233.