Dans Le Lotus bleu, des Chinois prononcent des sinogrammes à trois reprises. La première quand le messager, qui s’est déplacé jusqu’en Inde pour inviter Tintin à Shànghǎi, pousse un unique « 哇 » lorsqu’il reçoit dans le cou une fléchette imbibée de radjaïjah, le poison-qui-rend-fou (pl. 8, c. 1 ; p. 3, c. 9). Plus tard, c’est au tour du tireur de pousse-pousse de s’écrier : « 得罪 ! 先生 ! », avant de télescoper le sieur Gibbons (pl. 14, c. 3 ; p. 6, c. 5). Dans le troisième cas, Tintin est sorti nuitamment pour un mystérieux rendez-vous dans la T’aï P’in Lou. Il demande son chemin à un policier qui fait la circulation à un carrefour en prononçant simplement le nom de la rue (transcrit selon le système de romanisation de l’EFEO, ce qui montre qu’il ne le dit pas parfaitement). Et l’agent lui répond : « 這邊第二條大道就是太平路 », tout en indiquant une direction vers sa gauche (pl. 26, c. 4, fig. 11 voir ici ; p. 12, c. 12).
Ce ne sont heureusement pas de longs discours et, pour que les lecteurs puissent se passer de leur compréhension, Hergé fait appel à la pantomime, l’art de l’expression par les gestes et les attitudes des personnages [40]. Amateur de films muets, il préfère en effet laisser la primauté à l’image [41] et ne fait intervenir le texte qu’en dernier recours [42]. Ainsi, quand l’émissaire chinois reçoit la fléchette, son corps et celui de Tintin expriment tous les deux la surprise, intensifiée par le point d’interrogation dans la bulle du reporter. Plus tard, quand le tireur de pousse ne peut plus éviter la collision, son corps en attitude de « freinage » et les points d’exclamation de sa bulle, tout comme l’air catastrophé de Tintin, permettent au lecteur de passer outre le sens des quatre sinogrammes. La collision est inévitable. Enfin, quand le policier tend le bras pour montrer où se trouve la T’aï P’in Lou, son ample geste pourrait suffire. Cependant, placé en début de strip, il indique sans ambages la direction que prend le reporter à la vignette suivante.
Bien qu’illisibles et apparemment dispensables, Hergé donne pourtant à ces bulles une place de choix. Dans la première vignette, celle de l’émissaire est placée sur la ligne verticale médiane, alors que celle de Tintin est rejetée sur la droite. Dans la deuxième, la bulle du tireur de pousse est seule dans l’espace iconique, et ses caractères chinois entrent en résonance avec ceux de l’affiche derrière Gibbons. La troisième vignette (fig. 11 voir ici) tient, quant à elle, une place prépondérante dans l’album. Elle raconte la rencontre de l’Occident et de l’Orient. Au centre d’un carrefour, Tintin l’Occidental demande l’aide de l’agent oriental et celui-ci lui répond dans sa langue. Et, si cet officier porte un uniforme, il arbore une mine sympathique et porte comme seule arme une matraque dans le dos et s’oppose en cela aux Japonais militarisés. D’un côté à l’autre de l’image, les deux bulles, qui ont presque la même surface, se répondent, comme si un dialogue était effectif. La bulle aux mots chinois, mais écrits en caractères latins, à gauche, précède et appelle celle aux hànzì, à droite. Une véritable dialectique qui ouvre la voie de la Chine à Tintin.
Cette ouverture est confirmée par la bulle sinographiée qui, placée au bout du bras du policier, se dirige elle aussi dans le sens indiqué. Ce faisant, l’agent désigne l’espace intericonique, la gouttière entre sa vignette et la suivante. Cet espace vierge apparaît alors comme le seuil que Tintin va devoir traverser, et avec lui, le regard du lecteur. C’est là l’entrée du territoire véritablement chinois, figuré à la case suivante par la T’aï P’in Lou, rue sombre d’un faubourg décati où les ombres se confondent avec les sinogrammes sur les murs, et les bicoques traditionnelles laissent au loin la silhouette sombre d’une usine « à l’occidentale », comme un monde qu’on abandonne pour poursuivre l’aventure.
Remarquons par ailleurs que la main du policier déborde dans la bulle en chinois. De fait, il désigne aussi bien l’espace intericonique que la bulle elle-même, comme but du jeune reporter. Occupant une surface définie grâce au trait noir qui la cerne et la détache de l’étendue indéterminée du support, et comprenant des hànzì qui apportent tout son sens à l’espace qui les contient, cette bulle apparaît comme la figuration non seulement de la Shànghǎi hergéenne entourée de sa muraille (et qui a retrouvé toute sa sinité), mais aussi de la Chine enfermée dans ses frontières, qu’elles soient naturelles ou artificielles comme la Grande Muraille. La bulle ressemble alors aux anciennes cartes chinoises (fig. 12). Toutes deux sont des zones d’affirmation de l’intégrité de la Chine que Tintin est invité à parcourir comme un vrai Chinois. L’intégration du jeune reporter étant dès lors effective, il ne sera plus question de bulle sinographiée.
Toutefois, le jeune reporter ne semble pas comprendre l’invitation et, poussé par Mitsuhirato, il embarque quelques pages plus tard vers l’Inde avant d’être ramené de force en Chine par les Fils du Dragon. Il subit sa complète intégration dans les pages suivantes losqu’il entend les explications de Wang Jen-ghié (pl. 35-39 ; pp. 17-19), après laquelle il se rend au Lotus bleu vêtu du tángzhuāng.
Dans Le Prisonnier du bouddha, les sinogrammes sont beaucoup plus nombreux dans les bulles que dans le décor et contribuent eux aussi à typifier les antagonistes, en même temps que la ressemblance des visages et des accoutrements. Les premières apparaissent au début de la scène de l’enfant qui apporte la pierre-message de Longplaying aux autorités britanniques de Hoïnk-Oïnk (pp. 23-24). Là, elles s’opposent à celles en lettres latines de l’officier (qui utilise, lui, des exclamations anglaises). C’est seulement quand l’enfant explique la manière dont il a récupéré cette pierre, qu’il s’exprime en français afin que le lecteur comprenne immédiatement ce qu’il dit.
Dans l’album, les lettres latines occupent d’ailleurs la majorité des bulles émises par les personnages asiatiques, avec, de temps en temps, un mélange de caractères : sur les 105 bulles dites par des Asiatiques, 63 sont en lettres latines, 36 en (pseudo-)sinogrammes et 6 mélangent les deux écritures. Et, tout comme Hergé, Franquin supplée l’illisibilité des bulles sinographiées par la clarté des gestes et des attitudes des personnages grâce à un « dictionnaire d’efficacité graphique », comme il le dit lui-même [43]. Ainsi l’image d’un militaire chinois qui éructe des sinogrammes en montrant les héros du doigt (fig. 10) est facilement compréhensible sans chercher à savoir ce qui est réellement dit.
[40] C’est Will Eisner qui m’a aiguillé vers la pantomime quand il écrit : « L’absence de dialogues qui soutiennent l’action démontre que les images dessinées d’après une expérience commune fonctionnent correctement » (Will Eisner, Les Clés de la bande dessinée, t. 1 « L’art séquentiel », Paris, Delcourt, « Contrebande », 2009, p. 16). En marge des aventures de Tintin, Hergé a créé huit planches sans aucun dialogue, sous le nom de Cet aimable M. Mops, publiées dans l’Agenda 1932 des grands magasins « Au Bon Marché », dans lesquelles l’influence de Buster Keaton et de Charlie Chaplin est manifeste (voir ici). Voir Philippe Goddin, Hergé, Chronologie d’une œuvre, 1931-1935, Op. cit., p. 36.
[41] Il explique lui-même : « Je considère mes histoires comme des films. Donc, pas de narration, pas de description. Toute l’importance, je la donne à l’image [...] ». Interview d’Hergé à Radio-Bruxelles, 4 mars 1942, cité dans Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. cit., p. 151.
[42] Il dit ainsi : « [...] dans mes bandes il n’y a pas de récitatifs, comme chez Jacobs, par exemple, sauf quand c’est vraiment indispensable, et alors je le réduis au strict minimum : "trois jours après", "pendant ce temps", etc. Je n’ai pas encore trouvé le moyen d’éliminer ce genre d’indications et de les remplacer par des dessins ». Entretien d’Hergé avec Benoît Peeters, le 15 décembre 1982 (Benoît Peeters, Le Monde d’Hergé, Bruxelles, Casterman, 1990, p. 205). D’une manière générale, on pourra lire Thierry Groensteen, « Histoire de la bande dessinée muette I-II », 9e Art, n° 2, janvier 1997, Angoulême, CNBDI, pp. 14-21 (en ligne. Consulté le 11 décembre 2021).
[43] Franquin dit en effet à Numa Sadoul, à propos de son apprentissage dans les années 1947-1948 : « Nous avons bénéficié de l’héritage de tout un système utile, notamment avec le cinéma et le dessin animé : Disney, Tex Avery, Laurel et Hardy, Keaton, Harold Lloyd, etc., c’est-à-dire un ensemble de gags et de gestes humoristiques dont nous avons tiré notre dictionnaire d’efficacité graphique. Je me suis souvent dit que ce que nous faisions, à cette époque-là, consistait à mettre en bande dessinée un (pâle) reflet de tout ce qui nous avait fait rigoler au cinéma » (Numa Sadoul, Et Franquin créa la gaffe…, Op. cit., p. 18).